Spectacle – Chloé Sainte-Marie – Nitshisseniten e Tshissenitamin

C’était le mercredi 10 février 2010, au Gesù, que Chloé Sainte-Marie lançait sa nouvelle série de spectacles entièrement brodés des chansons de son dernier album: «Nitshisseniten e Tshissenitamin» («Je sais que tu sais»). Un triomphe! Rien de moins. Un voyage au pays de l'Amérindien, un voyage au pays du cœur! – Je suis un pays envahi de silence et d'émotions. – (!!!)

Égale à elle-même, débordante de générosité et de sincérité, Chloé offre un spectacle hors du commun. D’abord, toutes les chansons sont en Innu, tel qu’on s’y attendait, puis chacune d’elles est jointe aux autres par de petites pièces en un acte sous forme de monologues ou de dialogues, l’ensemble se lie pour donner une œuvre à la fois théâtrale et musicale.

Elle fait beaucoup plus que présenter ou expliquer chacune des chansons. Après tout, on trouve toutes les traductions dans le livret de son dernier album. Elle a plutôt choisi trois axes de «partage»: l’amitié – quand elle dialogue avec «Bibitte» (Joséphine Bacon, sa sœur, son amie) sur tous les sujets; l’amour – quand elle parle à Gilles (son amoureux, l’unique, l’irremplaçable), pour qu’il soit là, tout simplement; l’engagement – quand elle s’adresse à la «foule», aux peuples, les blancs et les rouges, avec des messages dénonciateurs, des révoltes, pour exprimer des détresses; pour nous en faire prendre conscience.

Ce spectacle nous entraîne vers des paysages où chaque arbre et chaque cours d’eau projette sa mémoire au grand jour. Chacun parle d’amour, d’amitié; de rouge(s), de blanc(s); de mort, de vie; de partage, de partance, de migration, de souffrance et d’injustice; de survie. Un monde qui s’interroge jusque dans la profondeur de ses racines. Un monde qui rage aussi, parce qu’il est tissu métissé, détissé, déchiré, bafoué et abandonné. Un tissu «affaire classée» dans des réserves ou dans l’assimilation. Un tissu «confus» prit entre l’arbre et l’écorce, entre le blanc et le rouge. Le métissage nous entretue-t-il?!

La musique nous emmène au pays du silence, au pays du train-train quotidien et de la nature sauvage. Un silence de murmures et de témoignages hurlants, évoqué par les films présentés sur deux petits écrans découpés en bandes étroites et allongées, à l’arrière plan de la scène. La nature est témoin, elle est esprit, elle est mémoire. Chaque cicatrice reste présente, personne ne peut nier les coups de hache, les coupes à blanc et la sève rouge de la vie, de la mort, qui a coulé dans les rivières.

Jamais il n’y a exagération dans le ton, dans la langue et les mots; Chloé reste stoïque et simple. Elle chante et parle la langue innue comme si c’était sa langue, sans aucune difficulté, nous sentons qu’elle la maîtrise. Ce, malgré toutes les émotions qui l’habitent, on le devine, on le ressent, «elle sait, qu’on sait». On entend, dans sa voix, des questionnements qui nous plongent dans une impasse: Comment marcher à nouveau dans les sentiers rudes des mocassins quand le pas s’est chaussé de souliers vernis? Impossible la marche arrière!

Le plus émouvant des monologues est certainement celui où Chloé s’adresse à Gilles: «Où est Gilles s’il n’est pas dans mes rêves? Pourquoi ne vient-il pas dans mes rêves?» – Nous aurions pu entendre une mouche expirer et s’écraser sur le plancher du hall d’entrée tellement que, dans la salle, s’incarnait un silence astral qui figeait même la lumière des projecteurs. Si l’appel des esprits existe, «Il» était là, à ce moment même…

La mise en scène ne laisse aucune place à l’approximation, rien au hasard. Chaque chanson a ses gestes et ses éclairages propres. Tour à tour, il y a l’amérindienne qui danse, qui crie; il y a la flamme (l’aurifeuflamme) lorsqu’on projette sur la chanteuse des images qui l’embrase; ou encore, il y a les «esprits» quand la lumière peint sur elle, avec ses pinceaux, des lignes en fuite. Rien n’est laissé au hasard. Tout pareil quand Chloé converse avec «Bibitte» (la voix enregistrée de Joséphine Bacon – qui n’est pas sur scène); le dialogue, magnifique de synchronisation, est réglé à la cadence parfaite d’une horloge qui «respire», qui n’est pas figée ni automate. Une interprétation magistrale!

Même s’il n’y a eu aucune «maladresse suprême», pas même dans les moments les plus émouvants, il y a eu la magie du «vrai», un surpassement, une force de la nature!

Je suis certain que nous pourrions trouver une «représentation symbolique» ou un «thème mystique» dans ce spectacle où s’opposent Chloé vêtue en rouge à Chloé vêtue en blanc; ou «s’unit», peut-être, comme pour Chloé qui chante, Chloé qui parle… Souvent, les artistes changent de costume entre deux parties d’un spectacle pour «faire différent», ou parlent entre les chansons pour divertir. Ici, il y a plutôt des signes, une logique, un message. Il y a plus qu’un décor devant nous, plus que des costumes, plus que des gestes, plus que des mots. En fait, dans cette mise en scène et son contenu, il y a une œuvre. Quelque chose de beaucoup plus «songé» qu’un «plan» de spectacle. Nous devons cette belle orchestration scénique à la metteure en scène Brigitte Haentjens. Bravo!

Un autre ravissement sera les arrangements musicaux. Deux musiciens seulement: Réjean Bouchard et Gilles Tessier, qui se démultiplient comme par magie. En effet, à écouter sans regarder, on pourrait croire qu’ils sont au moins quatre. Ils réussissent merveilleusement à meubler l’espace sonore. Ils le font avec un si bel équilibre que la chanteuse demeure toujours l’élément principal autour duquel le reste gravite. Une belle homogénéité. Un travail d’équipe impeccable.

J’ai aussi apprécié, et même beaucoup aimé, le feuillet du programme de la soirée, format «grande carte de souhait» où on peut lire: «À Gilles, mon Amour». Nous y retrouvons tous les détails sur les chansons, dans le même ordre qu’elles sont chantées. À l’endos, il y a une magnifique photo de Gilles et Chloé, qui regardent au loin avec un même esprit, un même souffle, un même espoir. Une grande sérénité s’en dégage. Une image belle comme un Totem. Malgré la faiblesse du corps… Malgré la désertion du corps, il y a la force et la mémoire de ceux qui assurent la continuité. Longue vie à cette grande Chloé.

Un spectacle à ne pas manquer.

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