Poésie – Jean-Claude Martin – Tourner la page

Février, déjà… janvier 2010 a été une catastrophe pour beaucoup. Ce serait certainement le temps de «tourner la page», métaphoriquement.

Mais, aussi, littéralement, car «Tourner la page» est le titre du nouveau recueil de Jean-Claude Martin publié par L’escampette Éditions Poésie.

Il s’agit d’une création qui nous ramène sur terre, qui nous racontent les «vraies affaires», à l’heure du temps intangible, où chaque seconde est une page qui tourne irréversiblement: «[…] la Beauté ne nous appartient pas. Ni le temps. […] tu n’es rien contre la Vague. Le Vent. L’ouragan…». On ne peut mieux comprendre la profondeur de ces mots, et surtout leur vérité, qu’en ce moment même, alors que Haïti en a fait le sacrifice de la preuve. On doit tourner la page sur ce désastre et ses chagrins, mais nous devons aussi réécrire toutes les pages du livre…

«Tourner la page» n’évoque pas que les grandes catastrophes, il fouille l’individu, il dessine un portrait de l’homme avec une palette d’événements à la fois simples et communs de la vie de tout temps. L’homme face aux événements, face aux femmes, face au destin; face à ses faiblesses aussi. Celles du narrateur, le poète, mais aussi celles de chacun. C’est un voyage dans le temps, dans le temps présent des pensées et de l’action, avec ses avant, ses après et ses pendant(s).

La première partie du recueil s’intitule «Tuer le temps». Quand on pense que toute la vie n’est faite que de temps, nous sommes contraints de constater que chaque geste et chaque pas deviennent témoin et juge: «La paix des lâches. Se cacher. Se terrer. Attendre que l’orage. Noie ceux qui n’ont pas trouvé d’abri ou d’alibi. Le temps qu’il faudra pour oublier leurs cris…» Pourra-t-on oublier? Le temps est un écrivain impitoyable pour la mémoire. Le temps nous charrie d’une émotion à une autre, d’un endroit à un autre, d’une page blanche à une page zébrée. Il nous pousse dans le dos avec la pointe effilée de son crayon.

C’est aussi un temps à deux faces auquel nous avons affaire, celui où la seconde a son antiseconde. Le temps des gestes concrets, le temps des gestes imaginés ou rêvés. Le temps qui avance en courant un pied à terre un pied en l’air.

La poésie de Jean-Claude Martin s’emplie de fraîcheur et de sens, parfois d’humour, avec ses jeux de mots, ses tournures, ses images: «Et que l’air du matin ait toujours l’air du premier matin du monde…» ou encore: «Fallait-il s’aimer par ce froid glacial ! La chaleur des sentiments. N’a jamais valu un bon anorak. […]» ainsi de suite, oscillant entre l’unique et la répétition, entre la froidure et la chaleur. De même la musique des mots, avec ses rythmes entraînants: «Fumée fumant, cerfs-volants volant, trains traînant, […]»

Dans tous ces vents contraires se bousculent en mille réflexions nos états d’âme, avec leurs grands questionnements: «[…] le magnétoscope retourne en arrière et s’arrête aux vieilles scènes si loin si proches qu’on n’a jamais toujours voulu revoir…», et avec la mise à la masse de notre conscience: «Et si aucune météorite ne tombe ce matin, on croira que ce paysage va durer pour l’éternité.»

Nous vivons sur une ligne de temps en équilibre et nous vivons sur une ligne de temps, en équilibre. Notre équilibre sur celle du temps, et sur la peur de rater une virgule…

Témoin et juge, mémoire du temps, et quand la sentence tombe: «je le craignais le temps est le plus grand des chirurgiens il recoud toutes les plaies pourquoi pourquoi laisse-t-il toujours les griffes à l’intérieur ?» Le temps est un crayon sans efface! Le temps ponctue le sens du texte. La griffe de l’auteur nous empoigne, impossible de s’en échapper, nous ressentons cette souffrance que laissent les cicatrices.

Après avoir tuer le temps, que reste-t-il sinon la mort: «Mourir : juste une habitude à prendre.» «In memoriam», en mémoire des oublis, en fait. Comme on oublie les feuilles tombées à l’automne et qui «sont encore de jeunes endormies. Belles au bois dormant. […] Et nul ne saura. Comme la main devant les yeux. Qu’un jour elles ont caché le ciel.»

Dans la mémoire, il y a aussi les remords qui «occupe le temps!»; et «Vite, le silence du remords…» Que peut-on cacher au temps?

Le dénominateur commun dans l’œuvre de Jean-Claude Martin est très certainement l’alliage des oppositions. L’union du pour et du contre, du vrai et du faux, de la réalité et de l’imaginaire, de la seconde et de son antiseconde. Comme l’indique le titre du troisième chapitre : «L’envers, c’est les autres?», il y a un endroit et un envers, l’un opposé à l’autre au même endroit. Notons le point d’interrogation qui transforme ce titre en un moment suspendu. Et aussi, souvent, le poète le fait en jouant sur la ressemblance des mots : «Le bout de la route est-il le but de la route ? Être au bout, être à bout. Échéance, déchéance.» Entre «bout» et «but», entre «au» et «à», entre «Échéance» et «déchéance», il n’y a toujours qu’une seule lettre de différence. Le temps dessine l’étymologie aussi, avec ses mouvements de vie et de paroles.

Le temps s’étire-t-il, se prolonge-t-il vraiment: «Pourquoi ce besoin de se prolonger dans autre chose ? Parfois des œuvres d’art !»? Quelle est donc la limite du temps, sinon la vie elle-même qui s’est écrite au fur et à mesure? Quand l’œuvre d’art cessera-t-elle d’exister? À sa destruction dans une catastrophe? Ou, quand la vie ne serait plus là pour la regarder ou pour y penser? Quand elle ne sera même plus oubliée?!

Le livre se termine avec «Quelques jours en mai» écrit à la mémoire du père du poète. De tout le recueil, il s’agit très certainement du chant le plus émouvant. Qui relate les derniers moments que le fils a passé avec son père: C’est d’ailleurs là que Jean-Claude Martin avait puisé les textes qu’il a lus au festival de la poésie de Trois-Rivières à l’automne 2009. Un moment inoubliable de ce temps passé avec lui.

«Comment accepter seulement ça : n’être plus ?»

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire