Poésie – Philippe More – Brouillons pour un siècle abstrait


On parle beaucoup de Philippe More ces temps-ci, en tout cas, cette semaine il a été le sujet de plusieurs de mes conversations. C’est qu’il est du nombre des finalistes pour le prix du gouverneur, grand cru 2009, dont les lauréats seront «dévoilés» le 17 novembre prochain.

Je m’essaie donc à un commentaire sur «Brouillons pour un siècle abstrait».

Ce recueil, où se jettent les grandes lignes d’un tracé, un brouillon, une esquisse sur laquelle un échafaudage étaie un monde, est un univers vu à travers le temps, à travers le dérèglement de nos corps à leur dernier instant, ou à travers leur construction au premier instant. Une réflexion sur l’humanité «cyclique» dont la période dure un siècle abstrait. Les principaux matériaux d’étayage inventoriés sont le temps, la pathologie, la religion, la musique et, surtout, le corps humain jusque dans ses composantes moléculaires: atomiques, anatomiques. Le support est le poème qui, s’attaquant à l’immensité, reste brouillon, un brouillon qui devra être complété et mis au propre s’il n’est pas froissé auparavant et à recommencer…

Quand le temps du bilan est venu, la maison sacrée (le corps) est en lambeau et elle ajoute au cycle des siècles une histoire qui ressemble à celle même à laquelle on l’ajoute: «l’espace entre les molécules devient trop grand / pour que le monde n’existe pas un peu / dans la poussière qui s’ajoute à la préhistoire» et, quand on en fait l’examen: «nous n’avons rien appris hier / pas même à persister comme une musique infirme». Plus loin on comprendra que «l’humanité est affaire classée / c’est aux annexes qu’aujourd’hui on est rendu / hier […]». Un cycle où «le monde est soumis / à cette science du bégaiement». Un bégaiement qui se fait insistant, une parole qui s’exprime à tous instants. Explorons-en quelques-uns:

L’instant de cette poésie est celui de la fracture entre l’ossature du corps et la charpente de l’âme, après le dernier instant, avant le bilan: «va savoir ce que l’autopsie te réserve / comme derniers détails humains / avant l’écoute posthume de tous tes soliloques».

De plus, l’instant de cette poésie est la soudure entre la charpente de l’âme et l’ossature du corps, avant le premier instant: «[…] les restes sous-marins du désir / tes rêves méthodiques / gaspillés à feindre la noyade // […] // «parmi les restes amniotiques de ton univers / […] / avec une précision amoureuse».

Mais, l’instant de cette poésie, c’est aussi «Le mal des caissons» où «[…] la mer / devient […] le tout premier symptôme / d’un paysage qui se retire sous ta peau». On «appelle cela vieillir». C’est aussi celui qui s’installe dans une «apoptose», au moment de la fécondation, où «[…] l’odeur des sargasses / […] accompagne […] la mort / dans la blancheur des chromosomes».

Le temps dans son parallélisme cyclique est le «[…] siècle lui-même [qui,] en passant / n’aura laissé que ses entractes». Mais où se cache le temps quand «la fin du monde est un anachronisme»?

Oui, le temps, est une composante maîtresse dans la morphologie poétique de Philippe More, il se fait métronome de nos douleurs et de notre raison d’être: « […] tous les livres se referment / par l’habitude immémoriale […] / […] les lettres / écrites dans les recoins après la fin du monde / n’ont pas de destinataire».

Quelle est donc la quête du poète? N’existe-t-il pas une interrogation profonde? Ne peut-on pas la traduire en une question comme: qu’a la science du corps à offrir à l’avenir de l’humanité? quelle est donc l’importance et la valeur de cette humanité face au vide, face au tout, face à elle-même? Il y a opposition, voire même confrontation entre les réponses que la science peut apporter aux problèmes humains et les vrais problèmes qui, eux, ne sont peut-être pas du tout physiques, ni même palpables, voire visibles pour la science. Quel est donc ce vide? N’est-ce pas là la vraie question?

En plus des visions «cogitées», Philippe More nous peint de belles images: «tu as toujours une île d’avance / sur l’évaporation»; «quand le sang arrêté / donne à l’apesanteur un fantôme de plus»; «[…] c’est sur la langue que la brûlure de l’encre / prend d’un seul coup la place des mots»; «[…] le plus petit paysage / dont le lac est la mémoire immobile».

La présence de la religion, de la mythologie et d’un brin de métaphysique peignent les tableaux de Philippe More d’une manière sensible, très visible, quasi obsédante: «brûlure d’apôtre douleur d’extrême icône / […] / en annexe illisible des prières disloquées»; comme l’échec d’une adjuration qui venait de la source de la vie: «la mer est une excuse bruyante / pour couper court à la prière: pour perdre la voix», le cadastre de la vie est «la douloureuse sainteté» . On y retrouve le «purgatoire» dans plusieurs de ses poèmes, sans doute pour exprimer la douleur d’une question demeurée sans réponse, un purgatoire comme un vide entre deux instants, entre deux siècles abstraits, suspendus. Une réponse vient, peut-être, avec une possible réincarnation: «on s’habille comme on se quitte soi-même / comme on s’enrôle corps après corps».

D’un autre côté, celui des émotions, la musique, meuble du temps dans toute sa science, confirme sa présence sous différentes évocations, comme par exemple: le compositeur Bach; les termes musicaux concerto, sonate, adagio, baroque; le violon; et, dans sa substantifique moelle: le temps; qu’elle décore, et à quoi elle donne un sens. La musique meuble l’espace temps dans toute sa métrique.

Mais, au bout du compte, nous sommes en danger de nous perdre dans ce «Concerto pour disparaître» et dans cette «Réciproque» où le «je» se tutoie comme il le ferait pour «le moindre figurant froissé / dans les brouillons d’un siècle abstrait».

Philippe More, Poètes de Brousse, 2009

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire