Festival Bach Montréal – Catrin Finch, harpe – vendredi 3 décembre 2010

La harpe ! Quel instrument mythique par excellence. Une cinquantaine de cordes disposées en colonne et attachées à un bâtit de bois triangulaire, et dont les doigts doivent connaître par « chœur » la position de chacun de ces fils, et sept pédales pour les altérations. En définitive, un instrument pas simple du tout à toucher.

Malgré qu’elle soit vieille comme l’archer et possiblement l’un des premiers instruments de musique inventés, avec la flûte, par l’homme ou la femme; la femme tiens ! Mon épouse me faisait la remarque que la grande majorité des harpistes sont des femmes. En fait, je n’ai jamais vu d’homme jouer de la harpe classique. La harpe celtique oui, mais pas la classique, sûrement que ça existe. Toujours est-il que ce vieil instrument n’a de répertoire que depuis quelque 200 ans, depuis que Sébastien Érard a inventé la harpe chromatique, l’ajout des sept pédales et du savant mécanisme qu’il implique pour créer les dièses et les bémols.

Ce préambule m’amène à commenter la double découverte que j’ai faite au Festival Bach Montréal ce vendredi 3 décembre : une harpiste charmante comme un ange, métaphore aillée presque cliché, mais combien vraie en ce qui concerne Catrin Finch, harpiste du Royaume Uni surnommée « La reine des harpes »; l’autre découverte est l’ajout incroyable au répertoire de cet instrument : les variations Goldberg (J. S. Bach), pièces originellement composées pour clavecin à deux claviers. Catrin Finch a fait elle-même la transposition des 32 pièces (deux airs et 30 variations), du coup elle enrichit le répertoire de la harpe et lève la barre un peu haute pour les autres harpistes. Un véritable tour de force. Et il s’agit non moins d’un exploit de les jouer : nous avons eu entre 60 et 75 minutes de musique, sans arrêt ! Une musique déjà compliquée à jouer sur le clavecin. Des passages endiablés et truffés de contrepoints, de canons, de passages extrêmement rapides, etc. Il va sans dire qu’elle a relevé ce défi avec brio.

Au-dessus de toute ces informations intéressantes, il y avait quelque chose de plus à ce concert, au risque de me laisser psychanalyser à travers mes propos, j’avoue que non seulement l’interprétation que la harpiste nous a offerte était plus qu’excellente, mais aussi, j’ai été charmé par l’artiste même. Par sa façon de « parler à » son instrument, de « parler avec » son instrument. Parfois elle me donnait l’impression d’être la mère des cordes, qu’elle disait à chacun de ses enfants comment et quand chanter; puis la voilà qui sourit comme une enfant comme si charmée par une chanson que sa mère (la harpe) lui chante; et enfin, vous me voyez venir, comme une amante qui tient dans ses bras son amoureux, à qui elle se confie, j’oserais dire à qui elle se donne de toute son âme. Cette espèce de trilogie féminine reste inexplicable pour moi, ce sont des émotions ressenties et vécues par une espèce de communion qu’un auditeur peu avoir avec un artiste quand la distance qui les sépare n’est que de quelques mètres… Mais, toute de même, les faits sont là : la majorité des harpistes sont des femmes et cet instrument remonte à l’origine de l’humanité.

Spectacle FIJM – Pat Metheny – mardi 12 octobre 2010

Pat Metheny, homme-orchestre des temps modernes, s’est donné musique et âme avec une splendeur inégalable, une imagination sans limite et une générosité véritable lors de son passage à Montréal le mardi 12 octobre dernier pour nous présenter son tout nouvel ensemble connu sous le nom de « Orchestrion ».

Cet ensemble, composé de milliers de petits bras musiciens branchés à de vrais instruments de musique et articulés et synchronisés par une intelligence informatique invisible, mais omniprésente, n’a pas bronché une seule seconde pendant les deux heures et demie qu’a duré le concert. Tout baignait dans l’huile à la manière d’une horloge suisse, précise et infaillible.

Mais, au fait, qu’est-ce qu’un « Orchestrion » ? Pat Metheny le compare au piano mécanique d’autrefois; de là, et d’un rêve d’enfance, lui est venu l’idée de construire cet immense orchestre mécanique où l’on trouve deux pianos, des vibraphone, marimba, xylophone, guitare et guitare basse, accordéon, des bouteilles en verre d’où sortent des sons d’orgue, toute sorte d’instruments de percussion et j’en passe.

Le tout, par la disposition des instruments sur scène, ressemble à une boutique d’instruments usagés, une boutique d’antiquité où il n’y aurait que des instruments de musique, un parfum de « pawn-shop » flottait dans l’air, même; sauf qu’il faut s’imaginer cette boutique tenant place dans le futur. Les instruments épars et empilés nous donnaient l’impression de nous retrouver dans le grenier d’une maison « ancestral ». C’était amusant d’y penser, et intemporel de le voir ainsi, car cet assemblage, hautement sophistiqué, est un chef-d’œuvre d’ingénierie. Assez contrastant comme constatation, n’est-ce pas ?!

Alors, qu’est-ce que c’est que cet « Orchestrion » ? Et bien, c’est un petit séquenceur pour d’immenses « synthétiseurs » acoustiques. Un gigantesque anti-synthétiseur, devrais-je dire; en ce sens qu’au lieu de retrouver tous les timbres de chacun des instruments dans une petite boîte électronique, on retrouve tous les timbres dans leurs « vraies boîtes » acoustiques, séparées et modulaires, mais dont le cœur est électronique. Chacun de ces instruments est relié à la guitare de Metheny; quand il joue une note ou un ensemble de notes, tous les sons sont reproduits automatiquement sur le ou les instruments qu’il sélectionne à l’aide de pédales situées à des endroits stratégiques sur le sol. De cette façon, les petits bras correspondants aux notes jouées sur la guitare iront percuter la bonne lame d’un xylophone, par exemple; ou la bonne corde à la bonne fret d’une guitare; ou la bonne note du bon piano; etc. Les notes ainsi jouées sont enregistrées électroniquement, au fur et à mesure, et les instruments répéteront, joueront effectivement, cette séquence en boucle selon le désir du musicien. Puis, on recommence le processus en jouant par-dessus l’enregistrement, créant ainsi une autre partie avec d’autres instruments. Après quelques minutes et quelques boucles on se retrouve avec un orchestre complet.

La particularité de l’« Orchestrion », vous l’aurez compris, est le degré de sophistication mécanique-électronique (donc robotique) à pouvoir résoudre les problèmes techniques de « rendu musical » sur les différents types d’instruments (dans le sens de produire de la musique, et non seulement produire des sons monotones et sans expression). Les percussions, les instruments les plus simples à programmer semble-t-il, seront percutées toujours au même endroit par les petits bras, selon le rythme et l’intonation désirée par le musicien, toutefois. Mais pour le piano, c’est autre chose, et la note à produire par la guitare, c’est encore plus « quelque chose ! », car on doit produire la bonne note, donc actionner la bonne touche avec la bonne force pour le piano; et pour la guitare, la bonne corde doit être pincée alors qu’un autre mécanisme doit l’appuyer à la bonne case… Bon, je vous laisse imaginer la complexité qui entre en jeu afin qu’un accordéon puisse jouer convenablement… Quand on pense qu’il faut au minimum mettre en place ce qui est nécessaire afin que le soufflet s’ouvre et se referme à la bonne vitesse et au bon moment pour produire la bonne intensité du son sans interrompre la durée réelle, sans saccade, et qu’il faut que les notes souhaitées, et seulement celles-là, « s’allument » ! Pour nombre d’entre nous, qui ne sommes peut-être pas à la fois musiciens et roboticiens, nous aurons de la difficulté à imaginer qu’une telle technologie puisse exister. Tant pis pour nous, non seulement quelqu’un a pu l’imaginer, mais ce même quelqu’un a pu réaliser cet exploit !

Précisons, pour jeter un peu de lumière sur les aspects technique et artistique de cette soirée : la plupart des morceaux, où l’on pouvait voir et entendre l’« Orchestrion » à l’œuvre, étaient préenregistrées. Qu’on ne me dise pas le contraire ! Pat Metheny improvisait tout à son aise alors que son docile orchestre suivait le « programme ». Par contre, dans les dernières minutes du spectacle, il nous a offert une « explication » (une démonstration) de son système, en composant, à partir de rien, une pièce totalement nouvelle et improvisée. Chaque étape de l’élaboration d’une œuvre défilait devant nos yeux. Malgré cela, la magie ne s’est pas évaporée ! La mystification restait entière et le résultat était vraiment impressionnant.

Hormis toute cette mécanisation, quand même étonnante, et qui me rappelle plus les grandes orgues que le piano mécanique (par la sophistication des mécanismes), il n’en demeure pas moins que la musique de Metheny, augmentée de l’extraordinaire virtuosité « guitaristique » du musicien, supplantent toute cette technologie. Ses qualités musicales étaient encore plus spectaculaires que son « Orchestrion ». Il y a dans son jeu un lyrisme réel, bien senti dans les balades, des mélodies bien encadrées par une harmonie presque classique, avec contrepoint, mais panachée avec les couleurs les plus jazzy; une véritable fusion de toutes les époques : du bebop et du cool jusqu’au fusion-rock, auxquelles s’ajoutent quelques accents sud-américains dans le rythme, voire même des accents que je qualifierais de « vraiment personnels » à Metheny, sa signature. Additionnez à ce « mood » une vitesse de réflexion et d’exécution incroyable et vous obtenez des moments qui dépassent l’imagination.

Saluons ce musicien sans égal, autant par la rigueur de bien faire les choses que par son charisme et son génie musical.

FIPTR - Poésie au pays de la « sainte Tririverainité » !

Nous nous sommes offert une journée poésie à Trois-Rivières, mon épouse et moi, en ce dimanche qui clôturait la vingt-sixième édition du Festival International de Poésie de Trois-Rivières.

Je répète ce que je disais l’an passé, en d’autres mots : Trois-Rivières, ville accueillante, est une ville privilégiée qui peut se targuer d’être le carrefour mondial de la poésie en Amérique du Nord. Y marcher, dans ses rues qui sentent les parfums de l’histoire, c’est comme découvrir la planète « Poème ». Planète où chaque vers, qui orne les bâtiments, pour les habiter, prend une étiquette géographique et une étiquette de langue. Étiquettes Argentine, France, Belgique, Syrie… étiquettes de partout; étiquettes française, anglaise, espagnole, arabe… étiquettes de toutes les langues, en harmonie, à faire crouler les plus récalcitrantes tours de Babel. Une ville monument pour ce qui a de meilleur dans l’humain.

Je n’ai malheureusement pas pu tout voir ce que j’aurais voulu. Nous y allions principalement pour entendre Pascale Montpetit réciter les Raymond Bozier, François Vigneault, Hélène Dorion et Jean-Marc Desgent en prélude aux Quatre Saisons de Vivaldi. Une lecture vibrante et parfaite, touchante même. Des poèmes vivement interprétés et qui rejoignaient la musique, pleinement. Cette œuvre de Vivaldi, d’ailleurs, se prête bien au jeu de la poésie, il existe au moins un enregistrement où des poèmes (plus courts) sont récités de la même façon, en Italien.

Sans vouloir être méchant, restons francs : j’ai entendu et vu tellement de concerts de musique classique que la moindre peccadille ne passe pas inaperçu à mes oreilles. Malgré le talent indéniable des quatre solistes qui ont interprété chacune leur saison, il y a eu quelques « problèmes » d’interprétation, les passages plus intéressants à jouer obtenaient toute l’attention, je déduirais; d’autres parties, quand même rares, traversaient l’espace temporelle comme un train de marchandise traverse un beau paysage, un peu froid et sans saveur et même dérangeant pour l’oreille exercée. L’hiver est probablement le concerto qui a fait meilleure figure, très bien joué de part en part par la violoniste Marie-Josée Arpin. Malgré un deuxième mouvement joué un peu trop vite à mon goût. On rencontre nombre d’interprétations qui font, selon moi, cette même erreur. Ce mouvement où l’indication de tempo est « Largo » devrait être joué encore plus lentement. Nos métronomes indiquent un tempo entre 40 et 60 temps par seconde, mais l’effet recherché par les arpèges joués en pizzicato (une neige qui tombe doucement) profiterait grandement d’une vitesse de 30 temps par seconde. Je crois que c’est d’ailleurs le choix qu’avaient fait Michel Schwalbé et Herbert von Karajan pour leur interprétation chez « Deutsche Grammophon » (album que je me dois d’écouter de nouveau). Mentionnons aussi qu’il y a eu confusion dans l’orchestre à quelques reprises, tous n’étaient pas à la même mesure, en même temps, ce qui faisait sourire un peu…, mais il faut dire que le chef d’orchestre, occupé à tenir le clavecin de ses deux mains, faisait office de directeur « omni-absent ». Les musiciens étaient carrément laissés à eux-mêmes.

Trêve de critique, voici que dans les plus simples apparats se trouvent les moments les plus magiques : encore cette année, la maison de la culture offrait des lectures où musique et poésie s’unissent pour composer une « poésique ». Les musiciens Denis Doucet (clarinette) et Sébastien Deshaies (guitare classique) nous ont mis à l’oreille des émotions vraies et bien senties à travers les accents et les rythmes du monde où les poètes de chacune des nationalités représentées s’y reconnaissaient et souvent s’en émouvaient. La formule est géniale à mon avis. La qualité musicale a ébloui et même surpris tous et chacun.

Mes coups de cœur poétiques pour cette année vont à Derry O’Sullivan (Irlande), qui n’avait aucun recueil disponible, malheureusement; j’aurais fait une razzia au petit kiosque de livres, près du parc à poèmes (Parc Champlain). Il nous a offert un poème monétaire zoologique typiquement canadien et savoureux, et savant de comptabilité et de valeurs hautement « écologiques »; et un autre émouvant et mystérieux poème tout en gaélique. Quelle langue ! J’espère pouvoir trouver ses livres quelque part, dans l’espace et dans le temps.

Puis Véronique Daine (Belgique, là où, outre les frites et la Belgique-même, existent les meilleurs chocolats du monde) nous a offert « R.B. », un recueil publié par les « Éditions L’herbe qui tremble ». Elle possède une écriture belle et bien rythmée, très sensible : « J’écris R.B. parce que la lumière d’ici le commande. / J’écris R.B. pour que se déploie la débâcle, / la défiguration. » On trouve dans son éloquence toute « tam-tam » une espèce de rage au fond du cœur que j’ai bien hâte de découvrir et de partager.

Ensuite, j’ai été ému par Malak Sahioni Soufi (Syrie) et son poème « Une lune et d’autres », une poésie qui, en langue arabe, sonne merveilleusement bien, des poèmes courts comme des Haïkus, mais qui vous construisent une image d’un seul jet. Malheureusement, son recueil, où quatre langues se côtoient, est une catastrophe monumentale, en tout cas pour la partie française. Dommage, car la poète, elle, est un miracle. L’éditeur, Vision Libros, devrait faire preuve d’une plus grande rigueur…

Finalement, Suzanne Dracius, avec son « Exquise déréliction métisse » et sa non moins exquise sensualité et assurance devant le public, a une allure bohémienne qui vous ensorcelle du premier regard. Regard qui vous a déshabillé, ausculté, analysé, etc. bref, en un mot : possédé. Avec cette poésie je tombe dans les miroirs, cette espèce de joie des réflexions où parfois on a l’impression de se trouver en face de sa petite sœur qu’on n’a jamais vue ni même su qu’elle existait. Je parle bien sûr de la poète, cette voix qui nous habite et pour laquelle nous (poètes de chair et d’os), nous nous faisons serviteurs. Cette voix qui épouse l’époux qui la découvre. Suzanne Dracius nous amène loin aux tréfonds du métissage, le fait de n’être jamais (naître jamais) de la bonne couleur ou du bon ton, d’être des exilés avant même que de naître : « Roulent polyphoniquement ces chants / Sourdent gravement de tréfonds d’îles / S’ourlent jusqu’à ces rivages / Aux abords vagues » ou encore plus profondément dans le délire de la déréliction métissée : « Mamzelle avait été faite là-bas, / Elle avait le teint chocolat / Douci de lait et de miel. » Voilà que s’introduit d’une admirable façon un autre recueil à savourer…

Trois-Rivières, en ce temps de poésie (en d’autres temps aussi, sûrement…), vaut le déplacement. Et pour ceux qui veulent en savoir plus, aller au cœur du poème pour mieux le comprendre, pour en faire l’expérience et pour s’y découvrir soi-même, les poètes se promènent parmi vous, parmi nous, et pour la plupart, il suffit de les accoster et de leur parler pour qu’ils se confient à vous le plus simplement du monde.

Spectacle FIL – Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent – vendredi 17 septembre 2010

Le Festival International de la Littérature, fil conducteur de l’émotion vive des mots et de la langue, nous en a mis plein les yeux et les oreilles avec le spectacle « Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent » donné à la Cinquième Salle de la Place des Arts le vendredi soir 17 septembre. Une mise en scène à la fois audacieuse, captivante et équilibrée; à la fois osée et sobre; qui propulsait le tout autant drôle que le profondément désespéré !

Ce spectacle, dans son attitude locomotive, nous a entraînés à travers les grands paysages de l’âme poétique dans toute sa grandeur et dans toute son ouverture de cœur. La poésie musique classique, la poésie musique de discothèque; poésie orgie, poésie tendresse, poésie passion, poésie violente dans sa fureur d’amour et d’abandon. Les acteurs nous en ont mis plein la caisse, infatigables, provocateurs, possédés tout entier par les démons du délire et de la passion.

Ainsi je résumerais la palette des couleurs qui ont brossé le tableau de cette soirée. Sur la quarantaine de poèmes récités, chantés ou actés figuraient tantôt le recueillement autour de l’auteur (Réjean Thomas – Hypothèque), tantôt la grandeur de l’interprète (Pascale Montpetit – Le bateau ivre – Arthur Rimbaud), puis l’éclat du ralliement populaire (« Speak white » – Michèle Lalonde – Marie Tifo); et souvent, voire même toujours, le jeu des acteurs qui évoquait l’univers poétique du poète de qui on récitait son poème. Nous côtoyions ses fantômes au moment de la création de son œuvre, ou de la manifestation de sa vision, ou du surgissement de la source de son inspiration, ou tout cela en même temps. Pour chaque œuvre, l’interprétation recréait tout entier le « temps », dans sa dimension éphémère, l’instant de l’éclair poétique au moment où la plume attaquerait le papier et que le monde invisible irait s’imprégner dans les fibres du texte, telle une photographie cryptée qui ne se manifestera à nouveau qu’à la lumière de la lecture; pour revivre, pour nous rendre témoin des choses qu’épanche l’écrit du poète…

En tout temps s’édifiait cette présence démultipliée, celle des auteurs, celle des acteurs, celle du poème lui-même. Une présence qui s’enfantait dès la première minute pour ne pas se terminer à la dernière. Et même si nous n’étions pas toujours en accord avec l’auteur ou l’acteur, nous étions toujours excités et émus. Nous nous inventions un « je » multiple qui se tiraillait et se perdait dans des sentiments plurivoques, des dualités en chamaille, évoquées, par exemple, par ce couple de danseur dans leur poème à corps perdus, sans parole, sans les mots pour décrire la foudre de leur combat, du « silence » de leur respiration forte et de leurs gémissements. Une obstination ou se fondent, par alchimie, les rages et les pulsions irrépressibles des deux sexes, cette impossibilité à résister malgré la brûlure. Le paradoxe du papillon de nuit qui cherche la chaleur de la lumière et qui s’y perdra.

En dehors de tout ce « flou » métaphysique si bien ramener à la réalité par les rôles de chacun, on se doit de mentionner que non seulement nous étions en présence de merveilleux comédiens, mais nous étions souvent éblouis par le talent musical de nombre d’entre eux : piano, guitare, chant. Ajoutons à cela la danse.

Malgré une scène assez dépouillée d’accessoires : une grande table, des chaises, des feuilles de papier qu’on lance en l’air et qui font des rafales, une poudrerie rafraichissante et spectaculaire, et un piano en retrait, sans autre décors, les acteurs arrivent à meubler tout l’espace avec une aisance naturelle. Les spectateurs s’incluaient dans ce décors. Nous avions l’impression de faire partie de la ribambelle, assis dans nos fauteuils, parmi eux, autour de la table. Et les poètes firent bonne chère, incarnés qu’ils étaient par leurs interprètes et le public ravi : des sandwichs et un « punch » généreusement arrosé de « liqueur » a été offert à tous immédiatement après le spectacle, pendant le bruit des derniers applaudissements, à la bonne franquette.

Une de ces soirées pour laquelle j’ai eu le cœur qui penche. En spectateur. Sans tomber dans les victuailles et les liqueurs, toutefois. Sans tomber dans la réalité somnolente des échanges de type cocktail qui indiquent trop souvent que c’est la fin du rêve, que la réalité revient vite nous « effacer ».

Il me semble que les troupes de théâtre devraient monter sur scène plus souvent avec ce bagage poétique. Je crois que les poètes sont très bien servis par le talent de ces gens de métier, ces créateurs de personnages plus vrais que nature. Et, contrairement à la croyance populaire qui s’anime dans les esprits contestataires de beaucoup de poètes qui prétendent que leurs poèmes devraient être lus sans « interprétation », désolé, je me demande qui a inventé cette supercherie, la poésie, musique en mots, tout comme la musique elle-même, est créée pour être interprétée parfois à voix basse, parfois à voix haute. Trop souvent, voire même presque tout le temps, le poète n’est pas le meilleur interprète de sa musique à voix haute. Suffit de dire, pour briser tout argument, que dans le monde de la musique, même les compositeurs ne peuvent jouer tous les instruments dont ils se servent pour leur composition, et ils ne sont pas toujours les meilleurs interprètes de leur propre œuvre. Pensez à Beethoven, par exemple.

Livre – Bruno Roy & Diane Dufresne – Les cent plus belles chansons du Québec – Anthologie

Je me suis enfin procuré ce beau livre : « Les cent plus belles chansons du Québec », anthologie préparée en 2009 par le regretté Bruno Roy (qui sera fêté au Lion D’Or le 25 septembre prochain, soit dit en passant…), et que Diane Dufresne agrémente de nombreuses illustrations de sa création.

Bruno Roy nous prépare d’emblée dans son introduction à la contrainte des cent titres; qui, malheureusement, mettra des chefs-d’œuvre de côté; soit parce que des autorisations ne sont pas venues de la part de propriétaires des droits d’auteur, soit parce qu’il fallait s’étendre sur une période de temps relativement grande. Assez grande en effet, car on y couvre quelques siècles ! Partant, l’album contiendra beaucoup moins qu’une chanson par année. On a tout de même l’impression, à première vue, que les grands jalons de la chanson québécoise, pour les gens de ma génération, y sont représentés.

Et le bal commence avec « À la claire fontaine ». Je dois avouer que j’ai été agréablement surpris de voir qu’on ait pensé à cette belle chanson, qu’elle soit la première. Car s’il y en a bien une qui puisse remémorer nos origines, et qui continue à nous habiter intensément, c’est bien celle-là. On en trouve quelques autres d’époque et qui font plaisir à les y voir revivre, telle que « Un Canadien errant ».

Il y en a trop peu, peut-être, mais il est vrai qu’il existe les livres de « La bonne chanson », j’ai aussi, pour me consoler « Chansons folkloriques françaises au Canada » par Marguerite et Raoul d’Harcourt, tiens ! j’ai le goût de le relire. Ou, plus vivant encore, l’album « Chansons folkloriques du Canada » que Radio-Canada avait lancé pour le centenaire de la confédération en 1967, où on peut entendre Louise Forestier, Raoul Roy, Jacques Labrecque et plusieurs autres chanter, dans les deux langues, pas loin de 130 chansons. Toute cette documentation déjà disponible explique sans doute la raison pour laquelle sont absents de cette anthologie certains de nos fleurons glorieux…

Toujours est-il que l’idée du livre, à ce que j’ai compris, est de nous faire découvrir ou redécouvrir les superbes paroles de nos chansons, démaquillées de leurs belles musiques. Écouter les mots pour eux-mêmes dans leur splendeur toute nue. J’avoue que certaines pages m’ont pris plusieurs minutes à « lire ». Premièrement, parce que la chanson en tant que telle « chantait » avec sa chanteuse ou son chanteur dans mes oreilles « internes » et que je ne pouvais pas aller plus vite que le violon; et, deuxièmement, parce que je voulais faire l’effort de lire les mots sans entendre la musique. Pour certaines, il faut plusieurs essais, dois-je l’avouer…

Et puis les années passent… Après 1962, puisque l’ordre des chansons est chronologique, les merveilleux dessins de Diane Dufresne, qui s’affichaient plus souvent en noir sur blanc, prennent tout à coup des couleurs « vivantes ». Plus on avance dans le livre, plus on tombe sous le charme des illustrations qui, parfois, accompagnent nettement les chansons, comme c’est le cas pour « La complainte du phoque en Alaska ». À elles seules, ces œuvres font de ce livre un véritable objet précieux. On ne peut s’empêcher de les aimer. Souvent énigmatiques, toujours sensuelles. Des figures qui vous laissent « Le nœud gordien » noué dans la gorge. Comme étouffé par un alphabet d’émotions, par l’abc d’un art nouveau où se retrouvent tous les mots mis en images, où une lettre vaut une chanson, et où chacune est une découverte fantastique. L’ensemble forme un dictionnaire d’images pour une culture riche en symboles.

De plus, 1962, c’est l’année de « Les vieux pianos », mais aussi de « La vie d’factrie » ! de Clémence DesRochers. Chanson que je croyais beaucoup plus récente, dix ans plus jeune à vrai dire, et je l’imaginais même composée par Luc Plamondon, pour son « Starmania ». Voilà que je fais un gros plan sur mon ignorance, mais c’est une raison de plus d’être heureux de faire toute sorte de découvertes en parcourant cette magnifique collection, inestimable en souvenirs de tous genres, des moments qui ont marqué notre vie en quelque sorte. Aussi, il est bon de remettre les pendules à l’heure.

Cependant, il me semble qu’une anthologie soit plus facile à rendre heureuse quand les chansons que l’on veut rassembler dans un portfolio ont acquis une certaine maturité et qu’elles nous parlent par elle-même. Pas seulement par les souvenirs qui nous reviennent en tête à leur écoute : notre premier « slow », un premier baiser, un premier chagrin d’amour, une première rencontre, notre mariage, etc. En fait, et vous me voyez venir sans doute, je ne suis pas d’accord à 100% avec la sélection que Bruno Roy nous offre. Disons que je le serais à 92% : Je ne comprends pas certains choix. Notre patrimoine artistique de la chanson est tellement riche que j’ai du mal à hésiter en comparant certaines absentes à celles que je trouve parmi ces « cent plus belles ».

D’accord, puisque je sens l’insistance monter, j’en mentionne au moins une, voilà : « Comme j’ai toujours envie d’aimer ». Chanson à succès, c’est certain. Mais d’un ennui total à lire. Il me semble qu’une chanson de Diane Juster y aurait trouvé sa place, là. Une de ses chansons aux tons justes et authentiques comme elle sait le faire. Une grande oubliée, parmi tant d’autres. Une autre absence difficile : Daniel Lavoie. Parfois, les succès du « commercial » masquent les réelles beautés artistiques. Dans le firmament des étoiles, les éclipses nous jouent des tours. Bien dommage.

Peu importe ! Malgré ces quelques petites ombres au tableau, ce très faible nombre à vrai dire de petites étoiles que l’on remplacerait par de plus grands Soleils, ce trop petit chiffre « Cent » pour une aussi grande mission, la lecture de ce livre est plus qu’agréable, elle est souvent chargée d’émotions. La dernière page se tourne, frissons dans le dos, sur une note sensible et plus qu’excellente avec « Ce monde sans issue » : un texte de Gaston Miron, une musique de Gilles Bélanger; et aussi sur d’autres peintures de Diane Dufresne dont deux où l’on peut lire les titres des chansons en arrière-plan. Des œuvres que l’on voudra regarder longtemps et souvent parce qu’elles nous font traverser les âges d’une culture en un seul coup d’œil avec plusieurs coups de cœur.

Spectacle FIJM – Karen Young, Éric Auclair DUO avec Bugge Wesseltoft – lundi 5 juillet 2010

J’avoue que pour moi commencer une semaine avec la voix de Karen Young a quelque chose de rafraichissant et d’apaisant. Lundi, à l’Astral, elle et Éric Auclair nous présentaient le fruit de leur nouveau projet. Un concert qui s’appuie sur leur album « Electro-Beatniks ».

Une musique plus qu’intéressante, « futuriste » me venait à l’esprit pour définir ce que je voyais et entendais, un terme pourtant complètement démodé. La musique est au trois quarts programmée, il y a avait beaucoup d’appareils à boutons sur scène et tous semblaient branchés à des ordinateurs portables. Une « pomme » pour Éric Auclair à la basse électrique et à la contrebasse et une autre pour les pianos que Bugge Wesseltoft ajoute à l’ensemble en tant qu’invité spécial. Son apport à la musique a plutôt été modeste, il s’est contenté la plupart du temps d’appuyer l’ambiance en tant que telle. Il a ouvert le bal de cette soirée avec une introduction de son cru. J’ai trouvé curieux qu’il jouait des fortissimos sur les notes aiguës à l’extrême droite du clavier, et des pianissimos sur les autres notes. Normalement, l’inverse sonne beaucoup mieux.

Quant à la musique de Auclair, elle se peint sur deux tableaux : l’un s’affiche électro percussif où toutes les saveurs électroniques s’inventent rythme et ambiance, ces éléments s’enrichissent de bandes préenregistrées de toutes sortes où sons et séquences musicales servent à appuyer le deuxième tableau, celui en avant-plan. Dans ce dernier, Auclair joue effectivement, c’est-à-dire physiquement et analogiquement, de la contrebasse ou de la basse électrique. Son jeu très chantant, mélodique à souhait, nous fait redécouvrir l’esthétique acoustique de ces instruments. C’est peut-être même la première fois que j’entends la contrebasse jouée en tant qu’instrument purement soliste et mélodique, en tous cas de cette façon. La base du rythme était assurée par la percussion électronique en arrière-plan, ce qui semblait soulager la contrebasse (ou la basse) de cette tâche. Auclair produit de longues notes précises bien rondes et qui résonnent avec une clarté franchement agréable. Il semble rechercher la pureté du son la meilleure pour son instrument, car son jeu est absent de décorations techniques et de vitesse d’exécution, il donne le temps à la grosse caisse de sa contrebasse de vibrer de toutes ses ondes.

Presque tous les textes des chansons sont de Karen Young. Sur l’album il y a 11 titres dont 9 sont d’elle; en concert je crois que le trio en a interprété un peu moins que la moitié. Ma préférée est « Mystic Sky », qui nous a été offerte à la toute fin, pour le rappel.

Karen Young reste toujours égale à elle-même. Une voix unique qui peut voyager dans tous les registres, une voix qui chante comme on parle, ou mieux : une parole qui s’exprime en chantant, capable de passer de la basse à l’aigu avec une grande aisance et de rire ou parler en chantant. La justesse des tons nous frappe également et fait office de signature, Karen Young a une empreinte vocale unique et facile à identifier.

Bien que j’aie beaucoup aimé, j’ai trouvé que l’Astral n’était pas l’endroit le meilleur pour une telle musique. L’ambiance souhaitée en serait plutôt une de recueillement, car se mêlent poésie chantée et musique d’ambiance; une musique subtile, douce, où cohabitent de nombreux silences et sons délicats. Ce qui rend désagréable d’entendre les « bips » des caisses enregistreuses du bar, et les cognements de verres, et les frottements de chaises sur le plancher, et les bavardages sporadiques… Tout bruit entrait en conflit avec ce qui se passait sur scène. Le Gesù aurait définitivement été l’endroit idéal pour ce concert.

Spectacle FIJM – Keith Jarrett, Gary Peacock & Jack DeJohnette – samedi 3 juillet 2010

Keith Jarrett, homme de suspense, supposé génie du piano, semble être le musicien jazz le plus craint que je connaisse. De tout côté, au moment de s’installer dans nos sièges, 15 minutes avant le concert, on se demande si celui-ci aura lieu. Apparemment, si quelqu’un tousse, ou si le piano n’est pas parfait, ou si le monsieur est de mauvaise humeur, ou si quelqu’un prend une photo pendant le spectacle (car il s’agit bien ici de spectacle), on pourrait bien tout annuler.

Heureusement, cela ne s’est pas produit et les trois musiciens ont très bien joué. Malheureusement, pour bon nombre de spectateurs de tous âges, le souvenir de cette soirée aura été terni par une mise en scène de Jarrett à la toute fin : alors que la foule demandait un rappel, il est revenu sur scène, a demandé aux deux autres musiciens de le rejoindre (seul DeJohnette est venu; Peacock, à son grand mérite, savait probablement la farce qui se tramait…), puis notre grand Seigneur du piano a pris le micro pour dire quelque chose qui devait sûrement être très important, il a d’ailleurs commencé par affirmer qu’il était le créateur d’une ambiance; mais, après quelques instants, prétextant que quelqu’un venait tout juste de prendre une photo, il nous dit qu’il n’en dira pas davantage. Les deux musiciens déguisés en clowns de cirque sont repartis dans leur cage.

Dommage, car la musique était au rendez-vous. Quoique je me demande si on devrait aduler Jarrett à ce point. Malgré qu’il soit excellent musicien, encore là, il n’est pas Oscar Peterson, je serais tenté de répondre non. Il y a belle lurette qu’on a coupé les têtes de la monarchie à cause de ce genre de comportement. Je dirais non avec encore plus de force parce que son style (c’était la première fois que je le voyais en concert) respire Glenn Gould à n’en pas douter : articulation extrême de chacune des notes, clarté pure et simple, les mains du pianiste étant le prolongement des marteaux de l’instrument, une mécanique parfaite; mimiques semblables aussi, il joue recroquevillé sur son banc, le nez sur le clavier presque, chantonnant, s’exclamant, gémissant (bon disons que c’est une caricature de Gould, une pâle imitation). Ayant vu un certain nombre d’excellents pianistes classiques, je peux affirmer qu’il n’y a rien là pour le moment de si extraordinaire.

Dans sa musique par contre il y a quelque chose d’extrêmement bien dessiné, très épuré, sans galimatias ni fantaisies extravagantes. Tout le contraire de l’image que laisse l’homme, une simplicité généreuse. Toutefois, peut-être sonne-t-il justement trop classique pour un musicien de jazz, la perfection du jeu n’est pas la perfection du cœur au pouls du jazz. Quand même, j’en ai été charmé : c’était beau, tout simplement. Il faut toutefois mentionné qu’après l’entracte nos musiciens ce sont amusés à nous rejouer une pièce de la première partie en prenant soin de jouer une introduction ainsi qu’une fin différentes. Peut-être voulait-on démontrer qu’à une foule de spectateurs on peut passer n’importe quoi dans le milieu si on réussit son entrée et sa sortie. Vraiment drôle !

Côté contrebasse, Peacock, plus modeste, plus sympathique, s’en tient à son « job », il soutient la charpente et est probablement celui qui permet aux spectateurs de se retrouver dans le rythme de chacune des pièces.

Il joue un rôle primordial, parce que DeJohnette est vraiment l’artiste de cette soirée à mon avis. Ce batteur tient le rythme en l’évitant. Le rythme lévite en-dehors du temps, à l’écouter je me demandais comment je faisais pour m’y retrouver, comment battre la mesure quand le batteur bat l’anti-mesure ? Le tempo se laissait deviner. Mais il y a plus, son jeu n’est pas spectaculaire en apparence, là où il devient incroyable et percutant, c’est dans l’interconnexion des rythmes multiples tricotée de telle sorte qu’on croirait qu’il y a quatre batteurs différents, un pour chaque pied et main. Tout ça fait dans l’humilité d’une horloge qui est là, présente, dans le seul but d’alimenter le système sanguin de l’ensemble, donner le rythme et la vie à cette musique pour en être le cœur.

Ce fut une grande et belle soirée de musique, mais les spectateurs ont quitté la salle dans un silence de déception impossible à photographier. Oui, le roi venait de créer une ambiance.

Spectacle FIJM – Salon de Guitare de Montréal – Ahmad Jamal – vendredi 2 juillet 2010

Le festival de jazz de Montréal, malgré les nombreux travaux dans toute la ville, l’allure « bombardée » des rues et la reconfiguration obligée des éléments du site, obtient encore un succès inégalé cette année. Il y circulait beaucoup de monde ce vendredi soir 2 juillet 2010.

Étant donné que le concert de Ahmad Jamal est programmé pour 21 h 30, j’ai décidé d’aller faire un tour au « Salon de guitare de Montréal » qui se tient dans l’enceinte du Hyatt Regency Montréal du Complexe Desjardins. Possiblement le vestige des quelques salons d’instruments de musique qui prirent place au premier niveau du même complexe durant quelques années. Celui-ci aurait disparu : plus de pianos, de saxophones, de batteries, etc. Croyons que la rentabilité n’était pas au rendez-vous ou que l’intangible ne fait pas partie des calculs comptables.

Néanmoins, le prix d’entrée à cette foire « guitaresque » m’a semblé exagéré pour ce qu’on y voit ou ce qu’on en retire. D’autant plus que les fabricants et luthiers s’y présentent dans le but commercial de se faire connaître, voire même de prendre des commandes. Bah ! nous pourrions dire la même chose pour les autres salons, celui du livre et des métiers d’art.

Toujours est-il que le nombre de guitares, et surtout la variété des concepts, designs, styles… dépasse l’imagination. Des guitares sans rosette ou, plutôt, à orifice déplacée dans l’éclisse supérieure (je me suis laissé aller à la réflexion qu’il est vrai que bon nombre de guitaristes aiment à s’écouter jouer, mais bon…), des guitares en forme de coussin, de Mickey Mouse, de boîte à cigare, de morceau de casse-tête, etc. Et ce, dans toutes les sortes de bois exotique qui existent sur la planète.

Hormis ces excès ludiques, qui parfois embarrassent la vocation musicale de l’instrument et qui se prêteraient mieux à un concours d’art ou de sculpture, il faut dire que la réalisation, le travail de l’artisan pour la finition de ses instruments est d’une perfection à faire peur. Pour les personnes qui aiment l’ébénisterie fine et le travail du bois, l’événement pourrait les inspirer. Afin de clore ce chapitre, j’ajouterais que, pour avoir essayé quelques-unes de ces beautés tape-à-l’œil dans le passé, ce ne sont pas les meilleures « chanteuses » : souvent leur beauté dépasse leurs qualités acoustiques, pourtant nécessaires pour mériter le mot « musique » après le mot « instrument ». Mais il y a avait aussi de nombreux luthiers plus conservateurs sur l’esthétique et plus attentif sur la sonorité de leurs instruments. Dont beaucoup de québécois qu’il vaut la peine de découvrir.

N’empêche que l’événement m’a distrait jusqu’à l’heure du concert de Ahmad Jamal. Ce pianiste de 80 ans a été reçu avec un « Happy Birthday ». Eh bien ! malgré cet âge vénérable, il nous donnait l’impression d’avoir seulement quatre fois 20 ans : une forme et une énergie époustouflante.

L’élément percussion dans sa musique est le cœur de tout. Il était accompagné d’un percussionniste très coloré, peut-être un peu trop « présent », je veux dire qu’il attirait beaucoup l’attention; un batteur plus discret que son voisin mais tout aussi intelligent, au jeu délicat, au rythme puissant et bien réglé; et d’un bassiste virtuose pour qui cette grosse contrebasse avait l’air d’un jouet entre ses mains, lui aussi tranquille et effacé, il complémentait le piano, parfaitement, en prolongeant la main gauche du pianiste.

Ahmad Jamal, quant à lui, s’occupait du piano : y en avait-il qu’un seul ? Là est la question. Son style au clavier est unique, nous aurions beau voir des connexions avec des Chopin, des Duke Ellington, des Cecil Taylor, des Hancock, des Oscar Peterson et bien d’autres, mais non, personne parmi ces grands ne peint de cette manière. Souvent, à l’écouter et à le voir évoluer sur son instrument, de tout son corps, il nous vient l’image de ces bandes dessinées qui nous montrent un pianiste avec des mains dédoublées percutant le clavier d’où les blanches et les noires forment des vagues, des ressacs, puis retombent à leur position.

C’est un peu avec cette image que l’on peut expliquer la musique de Jamal. Une musique percussive, faite d’accords plaqués, de basses à défoncer la table d’harmonie, de notes endiablées, mais d’où émerge, soudainement, comme par enchantement ou par opposition, une mélodie douce et calme.

Un autre élément semble s’ajouter à cette image, car au delà du style percussif entremêlé d’éléments mélodiques, il y a cette impression à la fois « free jazz » et rythmes sud-américains ou afro-cubains qui produisent une résultante « impressionniste », une couleur et une ambiance où la musique devient peinture abstraite dans laquelle nous pouvons déceler des images concrètes qui semblent surgir d’un chaos apparent, mais si bien calculé. Et finalement, ces belles images bien appuyées nous charment et restent gravées dans notre mémoire.

On ne peut s’empêcher d’aimer ce musicien qui donne l’impression d’être l’un des artistes les plus simples qui existent. Lui, qui après s’être laissé chanter « Happy Birthday » s’est assis sur le bord du banc de son piano, le plus simplement du monde, comme s’il était entouré d’amis et qu’il venait de trouver un piano par hasard sur son chemin, il s’est mis à pianoter quelques notes de la main gauche, puis, tout à coup, comme si l’idée venait de lui surgir de jouer quelque chose, il s’installe pour de bon et c’est parti pour une heure et demie. Il saluera chaque applaudissement entre les morceaux, mais il ne laissera pas passer le temps, deux ou trois secondes suffisent, les pièces débouleront les unes sur les autres sans répit jusqu’à la fin.

Spectacle FIJM – Nikki Yanofsky – dimanche 27 juin 2010

C’est la quatrième année consécutive que je vois Nikki Yanofsky en spectacle au Festival International de Jazz de Montréal. Et bien je n’en reviens pas. Le sang du show business lui coule dans les veines à grands torrents. Elle a de la classe et elle sait jouer avec son public, elle sait l’amuser et l’émouvoir. Elle est jeune et elle brille déjà parmi les grands canons du monde du spectacle et de la musique.

Je reste surpris de voir comment elle ne se répète pas, comme elle nous revient avec une fraîcheur constante et renouvelée, et comment elle réussit à conserver cette belle personnalité à la fois espiègle et charmante. Elle sait se ressourcer. Pour son jeune âge ce n’est quand même pas ordinaire. Être vedette à 16 ans et rester simple et attachante, cela a son mérite et montre que l’artiste en elle vise plus haut.

Vedette et show business, oui, bien sûr ! Mais au-delà de tous ces aspects « entertainment » et de cette « batterie de publicité » avec lesquels on l’enveloppe de toute part, il y a son immense talent; c’est une incroyable chanteuse qui peut vous lancer d’interminables scats à la Ella Fitzgerald, sans s’essouffler, sans manquer une note ni une syllabe, et ce avec une telle assurance qu’elle ferait pâlir nombre d’autres étoiles qui scintillent sur les mêmes orbites des hautes sphères stellaires du domaine artistique. Ce n’est pourtant pas la première fois que je l’entends faire ça; mais, sans défense, je tombe sous le charme. Surprenante et merveilleuse. Je ne suis pas le seul, mes voisins de salle, possiblement des touristes américains, tenaient leurs yeux dans leurs mains, bouches bées avec des « Wow » d’éblouissements dont on ne savait trop s’ils pouvaient se remettre.

Nikki Yanofsky fait partie de ces artistes qui aiment vraiment ce métier, je ne le dis pas par cliché ou vieille rengaine, non elle aime chanter pour son public. Dans tous les sens du mot, on peut dire, autant au figuré qu’au sens propre, qu’elle grandit avec lui, elle apprend d’années en années. C’est là le signe évident qu’elle ne dort pas sur son succès, elle travaille fort… Cette jeune adolescente brisera toutes les barrières existantes tant elle excelle dans tous les styles, du jazz pur et dur aux balades les plus simples en passant par le rock et le blues qu’elle chante divinement.

En outre, elle s’essaie à la composition, elle a des idées et de l’ambition. Elle ira loin, je le lui souhaite, elle est déjà loin d’ailleurs, mais elle nous amènera Dieu seul sait où ! Car si elle se donne à la création, avec tout le vocabulaire musical qu’elle maîtrise et qu’elle explore, elle pourrait bien nous arriver avec quelque chose de totalement nouveau et révolutionnaire.
 
Je me suis procuré son DVD, disponible sur le site du festival. D’après les titres des chansons, je dirais qu’il s’agit du spectacle de l’année passée. Pas moins de 22 titres, dont la sublime version de « The Wind cries Mary » de Jimi Hendrix. Beaucoup de titres ! et c’est ce qu’elle a donné encore durant ce concert d’une heure et demie. Il faut dire qu’il est difficile de compter le nombre de pièces qu’elle donne : avec elle il n’y a pas de répit, les chansons se suivent de très près; même si sans brusqueries, elle nous entraîne dans une cascade excitante et époustouflante ! – belle jeunesse !

Spectacle FIJM – Paolo Fresu avec Omar Sosa – vendredi 25 juin 2010

Le Festival de Jazz de Montréal, 31e édition, vient de prendre son envol d’une belle façon, en tout cas pour moi qui ai assisté au concert de Paolo Fresu et Omar Sosa ce vendredi 25 juin. Bon à entendre, beau à regarder.

À eux deux ils nous ont offert des « sonates ou concertos » pour piano et trompette ou piano et bugle avec orchestre invisible. Eh oui ! Nous sommes à l’ère des électrons, nous pouvons donc nous attendre à tout. Tant que les musiciens ne feront pas seulement semblant de jouer, nous resterons contents.

Précisons : l’orchestre invisible n’est que cette impression laissée par les musiciens qui utilisent des synthétiseurs pour s’accompagner, pour soutenir leur musique qui se dessine, elle, sur leurs instruments tout acoustiques. L’orchestre invisible agit autant en arrière-plan, préprogrammé; qu’en avant-plan, « interprété » où, dans ce cas, il obéit aux jeux des musiciens. Il se laisse deviner, il est discret, mais il nous laisse souvent émerveillés par la magie qu’il crée, charmés par le fait que nous ne voyions que deux musiciens alors que nous en entendions plus qu’il ne paraissait possible. Toujours est-il qu’il crée l’ambiance et donne le mood aux interprétations.

C’était ma première expérience avec ces deux musiciens, je n’avais donc aucune attente particulière. À première vue, piano et trompette et même piano et bugle pourrait nous paraître un difficile mariage de timbres. Un mariage à modérer disons, à tout le moins un couple incomplet. Un peu comme mélanger riz et pommes de terre dans un même plat sans autre chose. Souvent, dans ce type de duo, l’un cède la place à l’autre, le piano se contentant d’accompagner la trompette quand celle-ci veut s’exprimer pleinement.

Et bien non ! Mariage parfait, en partie grâce au jeu tout feutré de Fresu qui par moment évoquait des instruments à cordes et produisait nombre d’autres sons pour imiter le vent ou les vagues de la mer ou tout autre effet. Son instrument évolue toujours en harmonie avec le piano et cela d’une manière à la fois chantante et concertante, pratiquement jamais contrasté pourrait-on dire, tellement les nuances de l’un et de l’autre les unissaient en des teintes fondues tout pastel. Trompette et piano d’un même souffle.

Le duo prend la scène pour une heure quarante minutes environ. Omar Sosa, vêtu en rouge y monte chandelle allumée dans les mains, chandelle d’un même rouge d’ailleurs; il est grand, mince et élégant. Son jeu au piano reflète également le mystérieux de sa personnalité qui s’entoure de rites qui lui sont propres, tout en cérémonie. Malgré les élans fréquents de virtuosité à la Chick Corea, son style glisse presque immanquablement vers des sonorités classiques, avec contrepoints, lignes mélodiques bien définies et bien soutenues par l’harmonie et la basse de la main gauche. C’est là où je dirais qu’il se démarque des autres pianistes que je connais. On remarque aussi qu’il aime s’éloigner d’un thème pour mieux y revenir. Il le montre à son public d’ailleurs, en esquissant des sourires comme pour montrer qu’il revient là où il voulait en venir (musicalement).

Paolo Fresu n’est pas aussi visible que Sosa en ce qui concerne l’habillement ou les gestuelle, il se camoufle presque. Il se vêt de tons plus neutres, à la mode italienne, où les motifs sont à la fois doux et étranges. Un peu comme un vêtement de nuit, mais discret. C’est peut-être justement dû au fait qu’il a une allure si décontractée sur scène que nous avons cette impression de calme « nocturne ». Il joue assis, sur une chaise plus qu’ordinaire, une pliable presque rembourrée; cependant, il y prend sa place et attire notre attention visuelle par la pause qu’il y prend. Ses pieds ne s’appuient pas sur le sol, il fait corps complètement avec sa chaise, il se recroqueville et se balance tranquillement, toujours en équilibre, comme si cet état de suspension, de semi-lévitation artificielle était complémentaire, voire même absolument nécessaire à sa musique. Aussi, la plupart du temps on ne le voit que de profil, ce qui l’efface en tant que artiste, il nous force à « regarder » sa musique…

La musique de Fresu nous ramène les saveurs du « cool », cette courte période jazz après-bebop, apportée par Miles Davis vers la fin des années 50. Ses lignes mélodiques sont toujours calmes, même dans les moments les plus acrobatiques où on voit l’instrument affirmer sa présence, défiant le piano avec des arabesques mélodiques effrénées.

La sonorité de sa trompette et surtout de son bugle (qu’il joue plus souvent que la trompette, j’oserais avancer que le concert est à 70% bugle et piano) s’enrichissent encore là de la technologie qui permet au musicien de produire, de créer en fait, des notes dans un autre ton : il émet un son, le système lui en sort deux ou trois simultanément. Ajoutons à cela Sosa qui y additionne ses percussions électroniques et autres effets et vous obtenez ce que j’ai appelé plus tôt un orchestre invisible. Orchestre dirigé par deux musiciens bien présents pour une musique en constant équilibre, une musique très agréable.

Poésie – Guy Cloutier – Ces bois qui pleurent

Une petite pause dans mes occupations «narcissiques» m’a permis de lire ce nouveau recueil de Guy Cloutier: «Ces bois qui pleurent». Le livre, petit format, quasi-carré, est très agréable à feuilleter et à tenir dans ses mains. Comme si les pages nous parlaient à «bois» ouvert. Je ne saurais en expliquer la raison. La texture du papier, les photographies, le carton satiné de la couverture, peut-être (?). Peu importe, il est de ces livres qu’on aime parcourir des yeux et des doigts.

Ce petit recueil brosse un tableau en trois actes ou un récit en trois tableaux… un mouvement en trois temps superposés: présent, passé, futur. Pour un personnage à trois visages: narrateur, auteur, sujet…comme une image «trilogique»…

Dès les premiers mots, déjà: «et son regard glisse le long des arbres du jardin […]», nous nous voyons assis dans le fauteuil du témoin, du spectateurs, d’un sujet que le narrateur décrit dans les moindres profondeurs de pensée, son nom est «il»; en fait, il n’est jamais nommé, mais le narrateur emploie «il» avec une sonorité particulière, difficile à cerner, impossible à contourner.

C’est que le narrateur connaît si bien «il» que même un «Dieu-qui-sait-tout» serait tout ouïe pour tenter d’en apprendre davantage sur cette personne. De plus, dès le troisième paragraphe, nous nous buttons contre cet énoncé: «regarde se dit-il», énigmatique! Qui parle? Qui raconte? Qui est «se»? qui est «il»? Qui donc dirait: «il se dit: regarde»?

Pourquoi suis-je si attiré par le côté énigmatique de ce «il»?… Un extrait vaut mille explications: «[…] mais derrière lui brumeux mais net précisément sur le rayon où il rejoint les aphorismes de René Char que Michel Beaulieu lui avait offerts au retour de son unique voyage en France à une longe de l’exemplaire qu’il avait reçu ironiquement à l’angle de la Douzième Rue et de la Troisième Avenue où s’élevait encore la maison de sa naissance des mains de Marie-Claire Blais son "David Sterne"» N’y a-t-il pas suffisamment de précision dans les moindres détails pour se demander si le narrateur ne serait pas en train de nous parler d’un «il» très particulier, c’est-à-dire de «lui», dans le sens de lui-même, mais d’une certaine distance, d’où il s’épie comme on épie un étranger. N’est-ce pas intéressant de voir ce «il» glisser tout doucement vers un «je» camouflé? Un double «je» revivant sa vie, en faisant le bilan!

Le narrateur raconte, à «vau-temps», que ce «il» souffre, qu’il revoit son enfance (acte I) glisser vers la vieillesse (acte II) pour se retrouver «dans les cendres pauvres» (acte III). Ce «il» a un «désir fou de guérir ses blessures», mais surtout «il s’échine à écrire son poème il regarde Limoilou comme un rappel à l’ordre […]». N’est-ce pas là un narrateur qui se colle «sournoisement» à l’auteur pour nous surprendre et nous suspendre dans le temps et dans l’espace en réunissant narrateur, auteur et sujet sous un même trio afin de l’incarner totalement dans ce «il» unique, comme une image prisonnière de deux miroirs en réflexions infinies…, mais à sens unique: l’auteur écrit un poème où un narrateur peint son sujet «il» qui, lui, fournit le moteur des actions et des pensées dans lesquelles il est auteur qui s’échine à écrire ce poème (sa vie!), ainsi de suite, jusqu’à «mesmérisation».

Aussi, comment s’expliquer que soudainement tout dégringole du présent vers le passé? «il a voulu quitter le monde il l’a quitté cherchant l’issue qui mène hors du monde // une horloge arrêtée», et un peu plus loin «[…] il a soufflé dans ses mains s’est levé puis il est rentré dans ses pas // sous la cendre bien à l’abri». Le narrateur et le sujet marchent main dans la main, ils sont au même instant, au même endroit, à peine séparés par une petite distance d’observation. Cela me fascine, car on a l’impression de palper tangiblement l’instant, le moment présent dans toutes ses dimensions. Une dessiccation du fait d’être.

Nous y voyons un «il» qui défile sa vie de l’intérieur et un narrateur qui la reconstitue de l’extérieur. À partir du temps où «il appelait cela jouer à rien» jusqu’après le temps où «il appelait cela jouer à mourir». Une mort dans le présent, en rédigeant un poème, celui que nous sommes en train de lire. Un «il» bien vivant dans un temps à la fois présent, futur et passé. Un très habile «je» déguisé que seul le lecteur peut faire vivre, comme si ce «il» était la voix de sa conscience. Une conscience pour un jeu dans l’espace et dans le temps…

Il y a plus dans ce poème, il se dessine des lignes parallèles intéressantes et sinueuses entre la vie de «il» et celle de «la Lairet», une rivière (ancienne, enfouie, renouvelée et déterrée partiellement) dont la source origine des collines de Charlesbourg, et qui traversait, autrefois, les terres de Limoilou et, aussi, évidemment, celles de Charlesbourg. Toute la vie de «il» coule autour de cette rivière malmenée. Malmenée à tel point qu’on se demande comment il peut être possible d’en conserver la mémoire. Toute la vie du sujet trempe dans les souvenirs «embrumés» de son voisinage et de ce paysage qui ont plutôt changé qu’évolué comme il l’aurait souhaité, peut-être. La vie nous arrive toute proprette pour se terminer dans un environnement bourbeux duquel nous voulons nous échapper. Et les «bois pleurent» parce que «le corps blessé de l’enfant mué en pierre […] // une pierre de patience recueillie parmi les bois qui pleurent au bord de la Lairet». L’auteur, le «il» ne serait-il pas justement un «bois qui pleur[e]»?

En plus de ces énigmes qui nous tiennent alertes, pour ne pas dire captifs, dans la lecture (une première lecture je dois avouer, car il m’en faudra d’autres pour faire le tour de ce sujet «tordu»); il y a autre chose qui attire mon attention, une sorte de rapprochement entre lignes anti-parallèles, deux sécantes à intersection impossible pour être précis dans mon imprécision. Je veux parler de la forme. Celle de ce poème me rappelle l’autre dans «L’énigme du retour» de Dany Laferrière. Pourquoi? parce qu’elles sont identiquement différentes sans être diamétralement opposées. Celle-ci se présente en vers, mais en réalité c’est une prose découpée, saucissonnée; celle-là est en «prose» déguisée, sans ponctuations, sans majuscules, en fait, ce sont des vers «rassemblés», aboutés en paragraphes de différentes longueurs. Guy Cloutier a donné à son poème toute l’apparence d’un texte en prose agrémenté de belles photographies. Je ne serais d’ailleurs pas surpris d’y retrouver les collines, Charlesbourg et Limoilou si je connaissais bien cet endroit.

Personnellement, je crois que chaque écrit doit avoir sa forme «physique» particulière, son apparence propre, comme une rivière a ses rives et son parcours sinueux, auquel s’ajoutent sa couleur et sa position géographique pour l’identifier, la personnifier, singulièrement. Ici, l’écart entre les deux formes me confirme qu’au-delà de celles-ci, les «courants» de mots naissent d’une même source: l’esprit poétique; de plus, elles dépendent aussi du relief naturel, c’est-à-dire du terrain de jeu de l’artiste (l’auteur) ou de la catégorie à laquelle il veut se conformer. Tout dépend de l’intention…

Il est à souhaiter que la Lairet soit dégagée de la fange dans laquelle elle a été plongée et que la poésie en général puisse se retrouver plus abondante dans notre paysage livresque.

Ces bois qui pleurent – Guy Cloutier – Éditions du Noroît

Spectacle – [ZØGMA] – Rapaillé (Gaston Miron) – vendredi 26 mars 2010

J’ai assisté, au Gesù, à un spectacle magnifique de [ZØGMA], une troupe de jeunes danseurs et musiciens qui, pour cette occasion, était augmentée de quelques invités spéciaux dont Margie Gillis (la très célèbre danseuse canadienne), Edgar Bori et Jean Arseneault. Ensemble, ils nous ont transportés dans l’univers poétique de Gaston Miron d’une manière tout à fait originale.

Des pas qui chantent, des rythmes qui dansent, une mise en scène qui raconte et des tableaux bien brossés où était présent, en toile de fond et au premier plan, notre poète… autour duquel il semble y avoir un engouement de plus en plus marqué depuis quelques années. Et c’est tant mieux !

Si la bande des douze le chante admirablement, si Chloé Sainte-Marie en a fait un Dieu, et bien [ZØGMA] nous le présente comme un ami, un homme de chair et d’os, farouche et amoureux, extrême et généreux. Le poète au quotidien qui marche à l’amour sur le chemin que font ses vers sur des pages-trottoirs qui résonnent musique sous les talons du temps…

La mise en scène est ingénieuse, échafaudée sur la thématique des quatre saisons qui se dessinent entre prologue et épilogue. Chacune des étapes apporte son lot de joies dans les jeux et son lot d’émotions dans les élans. On y retrouve autant la pluie joyeuse des orages estivaux que les foulards hivernaux des grandes danses qui réchauffent. Les jambes glissent d’une saison à l’autre avec un naturel merveilleux.

C’était émouvant de voir, dès le début du spectacle, un petit extrait du film d’André Gladu « Gaston Miron (les outils du poète) », film que l’on pouvait se procurer du cinéaste même à la fin du spectacle, pour seulement 20 $, en format DVD. On y voit un Miron au naturel nous faire une démonstration poétique d’écriture de poèmes. Il y personnifie l’homme à la recherche du poème caché, le poète à la recherche de l’homme farouche dissimulé sous les vers épars qu’il vient tout juste de taper du bout des doigts, comme une gigue cryptée donnant du talon dans le plancher du papier. Une danse de petits marteaux dactylo qui se fait inspiratrice et qui prépare le terrain de l’œuvre à venir.

Une danse dactylo, tiens ! voilà un des tableaux admirables que les danseurs nous offriront; alors que nous entendons la voix de Pierre Lebeau réciter des extraits, un danseur trace des arabesques avec ses mains sur une machine à écrire imaginaire, un autre imite le chariot se déplaçant de gauche à droite puis revenant au début en fin de course, d’autres couchés par terre, en rangée, martèlent le plancher de lettres rapaillées en mots par le narrateur. Tableau saisissant, image géniale, moment inoubliable !

Parmi les nombreuses scènes de chacune des saisons du programme, citons que celle de l’été s’est montrée particulièrement brillante avec la participation de Margie Gillis, cette grande dame de la danse qui, en duo avec Frédérique-Anne Robitaille, nous a offert une performance incroyable. Elles ont ouvert l’ « Été » avec un bouquet de fraîcheur d’une beauté édénique. Un alliage presque alchimique, en tout cas magique, entre danse « folklore » et danse moderne. Une danse à deux déchaînée qui s’est terminée dans une euphorie aquatique totale, une danse comme un poème, un poème comme une jeunesse éternelle trempée dans une eau de jouvence. Une grande Margie Gillis en pleine possession de ses moyens.

[ZØGMA] est telle, elle est musique de pieds aux souliers ferrés et de mains aux résonances folkloriques, musique de mots, d’archets et de violons, de tambourin et de transistors à beaux effets. La palette des couleurs est riche et prend toute sa valeur dans le talent indéniable des merveilleux artistes.

Leur « Rapaillé » est à mon sens une belle réussite artistique qui mériterait d’être immortalisée dans l’encyclopédie patrimoniale de notre bibliothèque « Je me souviens ».

Livre – Pierre Nepveu – La poésie immédiate – Lectures critiques 1985 – 2005

«La poésie immédiate» est un livre que je ne pensais pas commenter, mais les dernières pages m’ont trop ému pour m’en empêcher. Je m’emploierai donc à «critiquer la critique».

Tout d’abord, précisons qu’il s’agit d’une collection de textes de Pierre Nepveu parus dans le magazine Spirale entre 1985 et 2005 et rassemblés en un peu plus d’une trentaine de chapitres. Chacun de ces chapitres oppose et commente un ou plusieurs recueils d’un ou plusieurs poètes.

Je me suis laissé séduire par ce livre à cause de mon intérêt pour les commentaires. Je voulais mesurer l’écart entre mon approche, qui est plutôt descriptive et analytique, presque style «compte-rendu», et celle d’un critique professionnel.

Le but de mes commentaires, sauf pour celui-ci, a toujours été de «mémoriser» ce que m’inspire les œuvres que je lis. Je n’ai jamais eu l’intention de les «critiquer» dans leur droit d’être ou de ne pas être, dans leur état d’être ou de ne pas être en équilibre ou en état de «grâce» selon des supposés critères savants du métier. Au fait: commenter ou critiquer?

Dès les premières pages du livre, Pierre Nepveu nous explique que la poésie immédiate est «celle qu’on n’a pas encore lue, et que jamais personne n’a lue [sauf l’auteur]». Il s’agit donc de la première impression, celle qui dépend du talent de l’auteur à capter l’attention; celle qui dépend de l’intérêt du lecteur à rester attentif, son «degré» d’éveil au moment de la première lecture. Cette immédiateté dépend donc de deux sensibilités disjointes (celle de l’émetteur, celle du récepteur) qui doivent se lier, se connecter l’une à l’autre. S’accorder au diapason comme on dit en musique.

Ce premier regard sur un écrit doit combler une quête, celle que le lecteur ne sait pas qu’il a. C’est-à-dire: être surpris, ébloui, captivé, ému, informé, etc.

Mais, est-il possible d’être mieux disposé à la lecture (ou à l’écriture) une journée plutôt qu’une autre? D’attribuer un sens à une phrase un jour, et un autre sens à cette même phrase le lendemain? À la manière de ces dessins contrastés où les ombres présentent une image et la lumière en présente une autre totalement différente. Le positif et le négatif. L’endroit, l’envers. Le sujet, le complément. Écrire, c’est parfois jouer à pile ou face avec son lectorat. Néanmoins, la «poésie immédiate» peut-elle vraiment exister? N’a t’on pas besoin d’une seconde, voire même d’une troisième lecture?

De quoi dépend donc ce bonheur «herméneutique»? (Limitons-nous à la poésie, même si nous pouvions appliquer ces questions à toute autre forme d’art). Le poème doit-il plaire, distraire, instruire, explorer, déplaire, choquer…? Énumérons tous les verbes «sensibles»… Et le poète, doit-il être différent de tous les autres poètes, toutes générations confondues? Tout ça juste pour se conformer à l’idée que se fait la critique de la poésie «bien faite»!

Pleuvent les questions, pas d’ensoleillement sous aucun hypothétique parapluie de réponses! Un mélange de qualités démarcatives serait une piste de solution. Aussi bien dire qu’il faut mériter sa «marque déposée».

En ce sens, la critique critique en enfreignant le seuil critique d’une éthique quasi-inexistante, et je la critique en la qualifiant de critiquable à cause de ses débordements sans limite quand elle affirme sentencieusement et sans procès que telle œuvre ou telle autre n’est pas bonne. J’enfle le paradoxe de la limite dans cet univers infini où on critique pour critiquer comme d’autres font de l’art pour faire de l’art.

Personnellement, je favorise la liberté dans la création poétique; une écriture, comme tout autre, destinée à un lectorat, mais dans laquelle le poète peut définir ses propres règles. Son lectorat pourrait inclure les critiques ou pas, pourrait être imaginaire et métaphysique, le lectorat n’est que l’ensemble des «personnes» à qui l’on s’adresse au moment d’écrire. L’objectif de l’auteur se fond dans le message transmis par le biais de son œuvre à même le niveau du langage qu’il a choisi, et de bien d’autres choses.

Ainsi, j’ai horreur des il-faut, des il-ne-faut-pas quand ces il-faut et ces il-ne-faut-pas empêchent d’avancer, de se dépasser, d’explorer; quand ils assomment pour assommer. Il ne faut pas mal interpréter ce que je veux dire ici; il faut semer un grain de bon sens… Il ne faut pas des il-ne-faut-pas quand il faut des il-faut-cultiver.

Respectueusement (c’est mon intention), j’assènerai quelques coups méchants à cet auteur aux «Verbes Majeurs» que j’aime. C’est de sa faute, vous l’aurez compris, du moins je l’espère, à la fin de ce texte. En fait, c’est parce qu’il m’a ému qu’il se voit outrageusement victime de cette plume inconnue qui le barbouille en en faisant le bouc émissaire de la critique en général.

J’y vais de quelques citations suivies de commentaires. Dans «Quelques voyages dans le Réel», Pierre Nepveu affirme : «Il ne suffit pas de rappeler que le réel, la poésie a justement pour tâche de l’inventer.» J’avoue que cette phrase prise hors contexte paraît pire qu’elle ne l’est en réalité. Mais, qu’est-ce que la réalité? Comment peut-on affirmer que la poésie doit inventer le réel? Le fait d’exister ne rend-il pas tout réel, par conséquent tout irréel par la voie de l’imagination. Bref, que veut dire «inventer le réel»? Nous pourrions nous divertir «en inventant l’imaginaire», en s’imaginant inventer quelque chose qui nous plairait!…

Je suis plutôt d’avis que nous n’inventons rien. Tout se réinvente continuellement. Soyons réalistes, nous dirons que tout s’innove, perpétuellement. La poésie n’a aucune autre tâche que d’être elle-même. Si chez un poète elle se limite à ne rappeler «que le réel», c’est un choix. Certains autres s’amusent à inventer des anagrammes, la critique se voit dans l’obligation de calculer le nombre de possibilité pour un mot de ‘x’ lettres en calculant savamment x! (la factorielle). Mais dans la réalité, pour une langue donnée, il n’y a pas x! mots possibles. Et pour toutes les occurrences trouvées, aucune n’est «inventée», loin de là! Il me suffit de le rappeler à la réalité des choses: c’est un jeu poétique.

Un peu plus loin, dans «Voyages dans le non-sens», l’auteur y va d’un uppercut à l’endroit de Michel Lemaire : «Lemaire abuse parfois de l’énumération, il lui arrive […] dans certains poèmes de frôler les lieux communs du dragage et de la femme-objet […]» Est-il possible que l’on puisse abuser d’énumérations de la même façon que d’autres abusent de la boisson ou des sucreries? Il y a, en toute chose, un équilibre qui dépend essentiellement de la perception de l’observateur et de l’«esthétique» du créateur. Si l’auteur avait dans l’idée d’énumérer sans fin, n’avait-il pas ses raisons? Où commence et où finit l’abus? Même chose pour «frôler les lieux communs»: qu’elle est la distance qui sépare l’objet du frôlement? Et surtout! Quelle loi empêche le poète de les utiliser? Quitte à demeurer lui-même son seul et unique lecteur… Tout n’est pas bon, mais posons la barre du respect.

Combien d’auteurs à travers les siècles ont vu leur œuvre critiquée de cette façon? Pour les voir plongés dans la misère. Aujourd’hui nombre d’entre eux sont plus riches que bien des vivants!

Je crois qu’il faut, pour se permettre de critiquer l’architecture d’une œuvre, être capable de faire la part des choses entre ce qui nous touche personnellement et ce que l’auteur veut exprimer. Bien sûr, nous ne parlons pas de l’œuvre de Joseph-Anatase Bouleau de la forêt de Sainte-Arthémise-des-Merisiers qui a composé un petit recueil pour sa douce moitié. Il a droit au respect de ne pas être critiqué. Quoi que je suis certain que si cela existe, j’en serais (peut-être) ému, et que je serais tenté de le commenter. La poésie édifie le «vrai». Vive les maisons croches, vive les architectures anciennes et nouvelles, vive l’habitat du cœur humain!

La vraie critique pour un auteur est celle de ne pas être compris par le lectorat qu’il a visé.

Sautons directement au commentaire que je crois le plus acerbe du livre. Dans «Le nihiliste et le dandy», Pierre Nepveu y va d’un coup de massue sur la tête de Jean-Paul Daoust : «[…] Daoust produit une quantité vraiment industrielle de mauvais vers» et, juste après la citation d’un exemple de «mauvais vers», il lance que «On veut bien que tout soit ici ‘épique, baroque et décadent’, mais il y a un point où la métaphore trop filée devient risible». Encore une fois, je me demande où sont les limites qui font passer du côté «bon» au côté «mauvais» une œuvre quelconque.

Côté création, c’est une histoire de goûts indiscutables, d’équilibre aussi, j’en conviens; une question de maturité, également (qui reste à définir); une bonne dose d’acharnement, de travail assidu, de courage. La création, c’est comme sauter au-devant d’un train, alors qu’il file à pleine vitesse vers Dieu seul sait où, pour l’aiguiller vers ailleurs. C’est apporter sa force créatrice pour refondre les rails afin de leur imprimer une nouvelle direction. Une voie qui nous conduirait vers le pays de la Nouvelle-Poésie. Mais, nous recréons incessamment les mêmes choses, car les rails sont volatils. Toutes les explorations sont permises, car il n’y a pas de limites. Le pays de la Nouvelle-Poésie est le pays où le poète revient sans cesse: «chez lui».

Côté rédaction par contre, c’est mathématique : c’est écrit selon les règles de la grammaire et du langage ou ce ne l’est pas. Si c’est intentionnellement «dégrammaticalisé», c’est correct; dans le cas contraire, c’est un manque certain, possiblement une œuvre qui ne mériterait pas d’être commentée, mais qui sait ce que nous pourrions y trouver au décodage?

Quelle est la véritable mission de la critique? Quel rôle devrait-elle jouer? De quelle façon devrait-elle s’exprimer? Poser ces questions n’amènera jamais une réponse unique ni l’unanimité: chacun y va de son bagage. Le critique est-il conscient de la responsabilité qu’il a vis-à-vis les mots qu’il emploie et vis-à-vis les conséquences d’une mauvaise critique, spécialement quand il a le pouvoir d’influencer les pensées?

Pour en finir avec cette prise de conscience et pour tenter d’y voir clair dans notre esprit critique, allons aux dernières pages du livre où l’auteur parle de Marie Uguay dans «Écrire et aimer dans le désastre». Il y relate les grandes lignes de la vie de la jeune femme poète. Une trop courte vie… et commente son œuvre.

Mais surtout, il raconte comment il a été profondément marqué par des reproches qu’elle et son ami Stéphan Kovacs lui auraient formulés pour ce petit bout de commentaire paru dans une anthologie de la poésie québécoise qu’il avait préparée conjointement avec Laurent Mailhot en 1981; j’ai d’ailleurs, dans ma bibliothèque, l’édition de 2007 où, par contre, on ne peut plus lire que Marie Uguay serait «peu encline aux innovations formelles». Cette phrase aurait été écrite dans le sens que le poète «[se démarque] des expérimentations formalistes», mais Marie Uguay l’aurait prise dans le sens qu’elle «pouvait aussi laisser croire à une certaine naïveté». Ce qui l’aurait insultée ou blessée.

Aujourd’hui, nous savons tout le tragique de la vie sans «points de suspension», sans ellipses, de cette jeune artiste. Une vie où le point final était à une distance mesurable, voire même connue avec une précision étouffante; à proximité, à la portée du bout des doigts. Malgré cela, Marie Uguay ne s’est pas laissé étouffer, elle a respiré l’air de sa poésie jusqu’au dernier atome d’oxygène. Courage exemplaire. Esprit poétique. Esprit de l’infini… (sans limite…)

C’est ce qui a certainement ajouté à la blessure ressentie par le critique en Pierre Nepveu qui n’a pas eu la chance de se reprendre ou de s’expliquer. La critique souvent blesse là où on ne s’y attend pas du tout.

Ces dernières pages du livre présente ce qu’est vraiment «La poésie immédiate» pour moi: un chant qui vient du cœur de l’humain, du plus profond de ses racines; une force surnaturelle à l’état brut que chacun tente d’apprivoiser du mieux qu’il peut afin de «mieux vivre», pour reprendre les mots de Saint-John Perse. Peu importe le niveau d’intelligence esthétique, le niveau du langage, les mots, la forme, la maturité, les maladresses ou la naïveté, c’est l’intention qui compte.

« La poésie immédiate » – Pierre Nepveu – Éditions Nota bene – 2008.

Spectacle – Chloé Sainte-Marie – Nitshisseniten e Tshissenitamin

C’était le mercredi 10 février 2010, au Gesù, que Chloé Sainte-Marie lançait sa nouvelle série de spectacles entièrement brodés des chansons de son dernier album: «Nitshisseniten e Tshissenitamin» («Je sais que tu sais»). Un triomphe! Rien de moins. Un voyage au pays de l'Amérindien, un voyage au pays du cœur! – Je suis un pays envahi de silence et d'émotions. – (!!!)

Égale à elle-même, débordante de générosité et de sincérité, Chloé offre un spectacle hors du commun. D’abord, toutes les chansons sont en Innu, tel qu’on s’y attendait, puis chacune d’elles est jointe aux autres par de petites pièces en un acte sous forme de monologues ou de dialogues, l’ensemble se lie pour donner une œuvre à la fois théâtrale et musicale.

Elle fait beaucoup plus que présenter ou expliquer chacune des chansons. Après tout, on trouve toutes les traductions dans le livret de son dernier album. Elle a plutôt choisi trois axes de «partage»: l’amitié – quand elle dialogue avec «Bibitte» (Joséphine Bacon, sa sœur, son amie) sur tous les sujets; l’amour – quand elle parle à Gilles (son amoureux, l’unique, l’irremplaçable), pour qu’il soit là, tout simplement; l’engagement – quand elle s’adresse à la «foule», aux peuples, les blancs et les rouges, avec des messages dénonciateurs, des révoltes, pour exprimer des détresses; pour nous en faire prendre conscience.

Ce spectacle nous entraîne vers des paysages où chaque arbre et chaque cours d’eau projette sa mémoire au grand jour. Chacun parle d’amour, d’amitié; de rouge(s), de blanc(s); de mort, de vie; de partage, de partance, de migration, de souffrance et d’injustice; de survie. Un monde qui s’interroge jusque dans la profondeur de ses racines. Un monde qui rage aussi, parce qu’il est tissu métissé, détissé, déchiré, bafoué et abandonné. Un tissu «affaire classée» dans des réserves ou dans l’assimilation. Un tissu «confus» prit entre l’arbre et l’écorce, entre le blanc et le rouge. Le métissage nous entretue-t-il?!

La musique nous emmène au pays du silence, au pays du train-train quotidien et de la nature sauvage. Un silence de murmures et de témoignages hurlants, évoqué par les films présentés sur deux petits écrans découpés en bandes étroites et allongées, à l’arrière plan de la scène. La nature est témoin, elle est esprit, elle est mémoire. Chaque cicatrice reste présente, personne ne peut nier les coups de hache, les coupes à blanc et la sève rouge de la vie, de la mort, qui a coulé dans les rivières.

Jamais il n’y a exagération dans le ton, dans la langue et les mots; Chloé reste stoïque et simple. Elle chante et parle la langue innue comme si c’était sa langue, sans aucune difficulté, nous sentons qu’elle la maîtrise. Ce, malgré toutes les émotions qui l’habitent, on le devine, on le ressent, «elle sait, qu’on sait». On entend, dans sa voix, des questionnements qui nous plongent dans une impasse: Comment marcher à nouveau dans les sentiers rudes des mocassins quand le pas s’est chaussé de souliers vernis? Impossible la marche arrière!

Le plus émouvant des monologues est certainement celui où Chloé s’adresse à Gilles: «Où est Gilles s’il n’est pas dans mes rêves? Pourquoi ne vient-il pas dans mes rêves?» – Nous aurions pu entendre une mouche expirer et s’écraser sur le plancher du hall d’entrée tellement que, dans la salle, s’incarnait un silence astral qui figeait même la lumière des projecteurs. Si l’appel des esprits existe, «Il» était là, à ce moment même…

La mise en scène ne laisse aucune place à l’approximation, rien au hasard. Chaque chanson a ses gestes et ses éclairages propres. Tour à tour, il y a l’amérindienne qui danse, qui crie; il y a la flamme (l’aurifeuflamme) lorsqu’on projette sur la chanteuse des images qui l’embrase; ou encore, il y a les «esprits» quand la lumière peint sur elle, avec ses pinceaux, des lignes en fuite. Rien n’est laissé au hasard. Tout pareil quand Chloé converse avec «Bibitte» (la voix enregistrée de Joséphine Bacon – qui n’est pas sur scène); le dialogue, magnifique de synchronisation, est réglé à la cadence parfaite d’une horloge qui «respire», qui n’est pas figée ni automate. Une interprétation magistrale!

Même s’il n’y a eu aucune «maladresse suprême», pas même dans les moments les plus émouvants, il y a eu la magie du «vrai», un surpassement, une force de la nature!

Je suis certain que nous pourrions trouver une «représentation symbolique» ou un «thème mystique» dans ce spectacle où s’opposent Chloé vêtue en rouge à Chloé vêtue en blanc; ou «s’unit», peut-être, comme pour Chloé qui chante, Chloé qui parle… Souvent, les artistes changent de costume entre deux parties d’un spectacle pour «faire différent», ou parlent entre les chansons pour divertir. Ici, il y a plutôt des signes, une logique, un message. Il y a plus qu’un décor devant nous, plus que des costumes, plus que des gestes, plus que des mots. En fait, dans cette mise en scène et son contenu, il y a une œuvre. Quelque chose de beaucoup plus «songé» qu’un «plan» de spectacle. Nous devons cette belle orchestration scénique à la metteure en scène Brigitte Haentjens. Bravo!

Un autre ravissement sera les arrangements musicaux. Deux musiciens seulement: Réjean Bouchard et Gilles Tessier, qui se démultiplient comme par magie. En effet, à écouter sans regarder, on pourrait croire qu’ils sont au moins quatre. Ils réussissent merveilleusement à meubler l’espace sonore. Ils le font avec un si bel équilibre que la chanteuse demeure toujours l’élément principal autour duquel le reste gravite. Une belle homogénéité. Un travail d’équipe impeccable.

J’ai aussi apprécié, et même beaucoup aimé, le feuillet du programme de la soirée, format «grande carte de souhait» où on peut lire: «À Gilles, mon Amour». Nous y retrouvons tous les détails sur les chansons, dans le même ordre qu’elles sont chantées. À l’endos, il y a une magnifique photo de Gilles et Chloé, qui regardent au loin avec un même esprit, un même souffle, un même espoir. Une grande sérénité s’en dégage. Une image belle comme un Totem. Malgré la faiblesse du corps… Malgré la désertion du corps, il y a la force et la mémoire de ceux qui assurent la continuité. Longue vie à cette grande Chloé.

Un spectacle à ne pas manquer.

Poésie – Estuaire #139 – Peinture du temps – Paroles de Poètes – Bruno Roy

Je viens de lire le dernier numéro (139) de la revue «estuaire» (Le poème en revue) dans laquelle il y a des textes intéressants et sensibles, beaucoup certainement très émouvants, de Bruno Roy. On se souviendra qu’il est décédé inopinément en début d’année, le 6 janvier 2010.

On peut y lire des textes sur divers sujets qui se rassemblent autour du titre: «Journal dérivé». Les textes ont été rédigés entre le 2 avril et le 25 mai 2009.

On peut apprécier la belle écriture et l’esprit d’analyse du poète. Il commente, entre autres, la correction qu’il a faite du travail d’une de ses étudiantes à l’Université, la qualifiant de «vraie poète». Dans un autre texte, il pose quelques réflexions sur ses ateliers d’écriture où il rencontre certaines difficultés à convaincre ses étudiants «de travailler leurs textes». Il apporte toujours un élément de réponse à chacun de ses questionnements. Comme s’il se servait de l’écriture pour «raisonner».

Mais, il y a plus, s’y détache un thème principal, un sujet qui passe au premier plan. En effet, nous pouvons lire dans ses textes des réflexions sur la mort, plus particulièrement sur son expérience de vivre le deuil de son épouse. Ou plutôt son expérience de ne pas pouvoir le vivre. Tout lui rappelle Luce, la femme de sa vie: «Les mots D’Esther Croft […] ravivent le souvenir vivant de Luce»; puis: «Les mots de […] Danielle Dubé me touchent! […] Danielle me ramène, en raison du décès de ma Douce, à mes larmes […]»; et encore: «Dans le ‘Journal de deuil’, Rolland Barthes écrit qu’il n’est pas en deuil de sa mère, simplement qu’il a du chagrin. Je crois que depuis le départ de Luce, c’est ce que je ressens.» Et, un peu plus loin: «Quand donc le souvenir de Luce ne me fera plus pleurer?»

Viennent ensuite quelques réflexions sur la vie et la mort. Des réflexions assez poignantes maintenant qu’il nous a quittés: «La mort de Luce est une chose grave […] [m]ais cela ne doit pas nous empêcher de vivre. Est-ce que le départ de Luce annule […] mon goût de vivre? Non, il ne le faut pas. […] on ne décide pas de mourir, on vit le plus longtemps possible.» Quel beau message il laisse en héritage! Un message de courage et de foi en l’avenir, en la vie.

On y trouve des tourments, aussi: «écrire sur le décès de Luce […], est-ce de l’opportunisme littéraire?» La réponse est bien sûr non. Car il confie: «Aujourd’hui, j’ai l’impression que ce sont les mots que j’écris qui permettent le travail du deuil.»

La revue «estuaire» est l’une de mes préférées, j’en suis rarement déçu. De plus, elle a toutes les apparences d’un petit recueil. Elle s’adresse aux amoureux de la poésie, bien entendu.

Poésie – Jean-Claude Martin – Tourner la page

Février, déjà… janvier 2010 a été une catastrophe pour beaucoup. Ce serait certainement le temps de «tourner la page», métaphoriquement.

Mais, aussi, littéralement, car «Tourner la page» est le titre du nouveau recueil de Jean-Claude Martin publié par L’escampette Éditions Poésie.

Il s’agit d’une création qui nous ramène sur terre, qui nous racontent les «vraies affaires», à l’heure du temps intangible, où chaque seconde est une page qui tourne irréversiblement: «[…] la Beauté ne nous appartient pas. Ni le temps. […] tu n’es rien contre la Vague. Le Vent. L’ouragan…». On ne peut mieux comprendre la profondeur de ces mots, et surtout leur vérité, qu’en ce moment même, alors que Haïti en a fait le sacrifice de la preuve. On doit tourner la page sur ce désastre et ses chagrins, mais nous devons aussi réécrire toutes les pages du livre…

«Tourner la page» n’évoque pas que les grandes catastrophes, il fouille l’individu, il dessine un portrait de l’homme avec une palette d’événements à la fois simples et communs de la vie de tout temps. L’homme face aux événements, face aux femmes, face au destin; face à ses faiblesses aussi. Celles du narrateur, le poète, mais aussi celles de chacun. C’est un voyage dans le temps, dans le temps présent des pensées et de l’action, avec ses avant, ses après et ses pendant(s).

La première partie du recueil s’intitule «Tuer le temps». Quand on pense que toute la vie n’est faite que de temps, nous sommes contraints de constater que chaque geste et chaque pas deviennent témoin et juge: «La paix des lâches. Se cacher. Se terrer. Attendre que l’orage. Noie ceux qui n’ont pas trouvé d’abri ou d’alibi. Le temps qu’il faudra pour oublier leurs cris…» Pourra-t-on oublier? Le temps est un écrivain impitoyable pour la mémoire. Le temps nous charrie d’une émotion à une autre, d’un endroit à un autre, d’une page blanche à une page zébrée. Il nous pousse dans le dos avec la pointe effilée de son crayon.

C’est aussi un temps à deux faces auquel nous avons affaire, celui où la seconde a son antiseconde. Le temps des gestes concrets, le temps des gestes imaginés ou rêvés. Le temps qui avance en courant un pied à terre un pied en l’air.

La poésie de Jean-Claude Martin s’emplie de fraîcheur et de sens, parfois d’humour, avec ses jeux de mots, ses tournures, ses images: «Et que l’air du matin ait toujours l’air du premier matin du monde…» ou encore: «Fallait-il s’aimer par ce froid glacial ! La chaleur des sentiments. N’a jamais valu un bon anorak. […]» ainsi de suite, oscillant entre l’unique et la répétition, entre la froidure et la chaleur. De même la musique des mots, avec ses rythmes entraînants: «Fumée fumant, cerfs-volants volant, trains traînant, […]»

Dans tous ces vents contraires se bousculent en mille réflexions nos états d’âme, avec leurs grands questionnements: «[…] le magnétoscope retourne en arrière et s’arrête aux vieilles scènes si loin si proches qu’on n’a jamais toujours voulu revoir…», et avec la mise à la masse de notre conscience: «Et si aucune météorite ne tombe ce matin, on croira que ce paysage va durer pour l’éternité.»

Nous vivons sur une ligne de temps en équilibre et nous vivons sur une ligne de temps, en équilibre. Notre équilibre sur celle du temps, et sur la peur de rater une virgule…

Témoin et juge, mémoire du temps, et quand la sentence tombe: «je le craignais le temps est le plus grand des chirurgiens il recoud toutes les plaies pourquoi pourquoi laisse-t-il toujours les griffes à l’intérieur ?» Le temps est un crayon sans efface! Le temps ponctue le sens du texte. La griffe de l’auteur nous empoigne, impossible de s’en échapper, nous ressentons cette souffrance que laissent les cicatrices.

Après avoir tuer le temps, que reste-t-il sinon la mort: «Mourir : juste une habitude à prendre.» «In memoriam», en mémoire des oublis, en fait. Comme on oublie les feuilles tombées à l’automne et qui «sont encore de jeunes endormies. Belles au bois dormant. […] Et nul ne saura. Comme la main devant les yeux. Qu’un jour elles ont caché le ciel.»

Dans la mémoire, il y a aussi les remords qui «occupe le temps!»; et «Vite, le silence du remords…» Que peut-on cacher au temps?

Le dénominateur commun dans l’œuvre de Jean-Claude Martin est très certainement l’alliage des oppositions. L’union du pour et du contre, du vrai et du faux, de la réalité et de l’imaginaire, de la seconde et de son antiseconde. Comme l’indique le titre du troisième chapitre : «L’envers, c’est les autres?», il y a un endroit et un envers, l’un opposé à l’autre au même endroit. Notons le point d’interrogation qui transforme ce titre en un moment suspendu. Et aussi, souvent, le poète le fait en jouant sur la ressemblance des mots : «Le bout de la route est-il le but de la route ? Être au bout, être à bout. Échéance, déchéance.» Entre «bout» et «but», entre «au» et «à», entre «Échéance» et «déchéance», il n’y a toujours qu’une seule lettre de différence. Le temps dessine l’étymologie aussi, avec ses mouvements de vie et de paroles.

Le temps s’étire-t-il, se prolonge-t-il vraiment: «Pourquoi ce besoin de se prolonger dans autre chose ? Parfois des œuvres d’art !»? Quelle est donc la limite du temps, sinon la vie elle-même qui s’est écrite au fur et à mesure? Quand l’œuvre d’art cessera-t-elle d’exister? À sa destruction dans une catastrophe? Ou, quand la vie ne serait plus là pour la regarder ou pour y penser? Quand elle ne sera même plus oubliée?!

Le livre se termine avec «Quelques jours en mai» écrit à la mémoire du père du poète. De tout le recueil, il s’agit très certainement du chant le plus émouvant. Qui relate les derniers moments que le fils a passé avec son père: C’est d’ailleurs là que Jean-Claude Martin avait puisé les textes qu’il a lus au festival de la poésie de Trois-Rivières à l’automne 2009. Un moment inoubliable de ce temps passé avec lui.

«Comment accepter seulement ça : n’être plus ?»

Poésie – Hélène Monette – Thérèse pour joie et orchestre

Je ne pouvais m’empêcher de partir à la découverte de celle qui s’est mérité le prix littéraire du gouverneur général 2009 dans la catégorie «Poésie».

Et quelle découverte!

Elle compense pour les deux lectures précédentes pour lesquelles je n’avais rien à dire, en panne d’écriture, possiblement. Malgré les apparences, où on ne me voit qu’écrire des éloges (ou presque), je suis extrêmement difficile dans mes lectures. Si je m’ennuie le temps d’un paragraphe, d’une page, c’est fini, je feuillette le livre jusqu’à ma libération.

Mais, en ce qui concerne Hélène Monette, musicienne des mots, je me suis laissé happer par les pages qui m’alimentaient en oxygène. Dans son dernier recueil, elle nous interprète «Thérèse pour joie et orchestre», une suite pour grand orchestre en cinq mouvements: Prélude, Fantaisies, Pastorale, Oratorio, Nocturnes et gospels. Ce recueil intégrera assurément ce petit coin spécial dans ma bibliothèque que je réserve aux œuvres à relire.

Il y a tant de choses ou d’angles sous lesquels nous pourrions «écouter» ce long poème, pour l’analyser, pour l’apprivoiser, voire même s’en accaparer, le faire sien pour toutes sortes de raisons, dont un moment vécu ou une Thérèse à nous, qu’il m’est difficile de choisir.

Commençons par le lexique. Le poète couvre un vaste terrain de jeu où la variété des teintes et des domaines est quasi encyclopédique. Tout y passe, les arbres, les animaux, les objets, la musique, le cinéma, etc. Les noms de personnes connues et des expressions populaires même: «Je me souviens de Hugues Aufray / chantant Céline, mieux que d’un Sibelius bleu ciel / ou d’un Beethoven […] / […], je me rappelle, Wagner était maudit / Berlioz entouré d’animaux et de fleurs / j’entends la voix de Gérard Philipe / et je vois les yeux tristes de ma sœur». Ou encore: «Bach est dans le coin / Ferland assis sur une chaise droite […] / et sa jeune tête de Brel […] / Nana Mouskouri dont c’est un jeu de dire / qu’elle ressemble à ma sœur Thérèse ». Des titres de films aussi: «de la boîte animée s’envole l’air du Docteur Jivago». Et des expressions tout en fantaisie: «inédite soupe au lait conciliante en diable»; «dépassé la clôture au muguet, au diable vert / dans le Champ»; parfois «un ange passe» et puis «fait que là ‘a dit… pis lui ‘i dit…». Tout ça utilisé avec bon goût, sans exagération aucune, sans répétition, sans ressassement obsessionnel d’expressions de mêmes types. Un jeu d’équilibre fait de mélodies et de contrepoints.

Déjà, si le lexique offre une bonne base à la diversité, qui tient le lecteur rivé au texte, il y a aussi le rythme toujours soutenu, preste, qui nous tire comme une cascade pour nous boire tout entier: «parce que tu rimes avec amour / je lève les yeux pour te voir passer / tel un ange qui bat des ailes / dans ce qui se peut de lumière / au-delà du monde effondré» ou encore: «amah / mon amah / Pivoine de Chine du Nord / au Fleur de Pommier du Canada / qui protège des monstres / et de la retentissante solitude». Des élans variés, comme les mouvements de ces grandes symphonies classiques qui ne mourront jamais.

Mais qui est cette Thérèse? «Thérèse est ici, Thérèse est là». Thérèse est celle à qui et de qui la narratrice parle. Elle est sa sœur, elle est partout. En fait, tout gravite autour de Thérèse. Même si son nom varie dans le courant des mots qui s’agitent du début à la fin, c’est toujours vers elle que vont nos pensées: «Thérèse, ô Maître d’Humilité», elle prend vie par des qualificatifs, des caractéristiques, par des envolées. Elle est l’amie entre toutes: «une chance qu’il y a le pont Thérèse / pour tout traduire / le Vide, l’Aller et le Retour». Elle est unique, elle est présence.

Et, Thérèse incarne la musique même, dans des variations sur un thème: «Se terrer / Terreur / Se taire / Teresa se terre / […] / Thérèse Terrigène, Teresina Termite / Tergiversante Miss Terre […] / Terrier / Territoire / Terrible Terrestre / Teresa Ténèbres […]» et ainsi de suite comme pour faire le tour de toutes les dimensions possibles de cet être cher qu’une grande sœur représente. Ce passage n’est pas sans nous rappeler le poème de Rolland Giguère dans «Forêt vierge folle: Le temps de l’opaque». Des moments inoubliables, une musique écrite en mots de caresses, en peau de douceur.

En outre, au-delà des mots et de leurs textures, il y a les images: « les ballerines enfermées dans le salon / rêvaient sur la pointe des pieds / exaltées de Prokofiev». Nombre d’images peintes en milliers de tableaux déferlent sur cette grande banderole qu’est cet éloge à Thérèse, où on l’incarne dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté.

Toutefois, où est-elle Thérèse? «(il y a un squelette dans la chambre des maîtres / et c’est Thérèse) // Tereza Trezor / avec les yeux brouillés de la mort, tu m’as saluée»

Thérèse est dans le chant de sa sœur, un poème de 153 pages où tout un univers «gambade» devant nos yeux. Elle est Thérèse dans notre souvenir, la «Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-éperdu», la «Thérèse de Lisieux comme une actrice». Elle est cette personne qu’on aimait, cette sœur comme une autre âme collée à la nôtre, une inséparable, une richesse inestimable qui reste là exposée en notre cœur.

Même si maintenant Thérèse est partie, et que nous la voyons dans ce dernier lit, nous savons que «Ce n’est pas un tombeau / c’est un coffre à bijoux ouvert».

Livre – Jean-François Poupart – Gallimard chez les nazis

Commençons par un «peut-être!». Peut-être que cet article sera le plus lu de ceux que j’ai écrits et que je n’écrirai. Un titre choc, un tir à bout portant en plein cœur de la mémoire humaine. Admettons-le, il y a quelque chose qui nous chiffonne, qui nous griffonne quand une image ou une réalité vient nous cogner le nez pour nous sortir de nos rêveries et nous vaporiser le dedans de doutes: suis-je né dans le bon camp?

Ah! L’élégance d’être nègre, le courage d’être juif! Brel en savait-il plus que tous les autres? Qui sait?

En attendant, revenons à ce petit livre, tout petit, il est le premier d’une nouvelle collection chez Poètes de Brousse nommé «Essai libre». La collection et le livre sont probablement tous les deux nés d’une exaspération de l’auteur face à une publicité de Gallimard qui aurait chanté haut la note dans le vent de la vantardise: «[…] rigueur intellectuelle et morale […]», autrement dit la maison d’édition aurait mené une vie centenaire vertueuse, frisant la sainteté. Mais, il fallait se souvenir, et faire attention aux grains de chapelet que furent chacune de ces années.

D’emblée, l’auteur y va d’une mitraille de phrases courtes et incisives pour nous bombarder de faits, voire même, peut-être, de révélations, toutes plus intrigantes les unes que les autres, toutes choquantes et fracassantes aussi; mais, possiblement, toutes aussi vraies que fausses selon le point de vue. Qui sait de quoi l’histoire est faite? De documents signés, de déclarations publiques, d’articles de journaux? De procès équitables? Non, laissez-moi rire un peu! Ce n’est pas d’aujourd’hui que la rhétorique est mathématiquement insoluble pour qui recherche la vérité pure. S’il vous plaît, lisons les journaux d’aujourd’hui. Il suffit d’élire un maire pour que tous les scandales s’effacent de la mémoire et des discussions!

La vraie histoire se vit au quotidien, l’actualité est bonne pour les amateurs de théâtre et, surtout, de comédie. Les crayons écrivent l’histoire, les humains la vivent. Au bout des crayons il y a des effaces, au bout des humains, la mort. Combien de morts, oui, presque un mort par vivant, si nous comptons ce qu’on appelle des survivants (traumatisés dans l’âme et oubliés, les estropiés, les éclopés, les déchirés, les non-comptés).

Toutefois, nous aurions beau accuser l’un, blâmer l’autre, fouiller dans l’âme de chacun, nous retrouverions, peut-être, que des coupables. Qui n’essaie pas de profiter des situations à son avantage? Qui ne se place pas du côté du plus fort? Faites vos jeux! Choisissez: Napoléon le Grand ou Napoléon le Petit? Je choisirais Hugo, et vive l’exil! Le pays des vrais poètes.

Le grand petit livre a le mérite d’être très bien écrit; et, par moment, j’aime les quelques passages où l’auteur place les choses en contexte: tiens donc, tel auteur a publié nombre d’ouvrages à telle époque, dans telle circonstance, pendant que tels autres furent tués, expatriés, exilés, disparus; et, puis, tels autres ont été graciés après la guerre, tandis que ces autres-là disparurent mystérieusement. J’imagine qu’il y a suffisamment de détails dans ces quelques pages pour permettre à quiconque d’approfondir un sujet ou l’autre en particulier, selon sa curiosité. Je serais tenté de vérifier quelques-unes de ces affirmations, car je soupçonne que certains faits ou relations amicales (ou autres) eurent lieu avant 1939, et qu’ils seraient cités ici hors contexte, mais bon, vérifions…

Le plus grand bienfait de ce livre est très certainement de nous forcer à l’examen de conscience. De mettre un point d’interrogation sur nos réponses aux questions fondamentales suivantes: qui sont les bons, qui sont les méchants?

Par contre, comme dans toute rhétorique, ce livre présente le défaut tout à fait «américain» de prétendre viser une guêpe alors qu’il tire sur toutes les ruches environnantes. Le titre vise Gallimard, mais les autres maisons d’édition françaises n’échappent pas au pilonnage intensif, que ce soit les Grasset, les Flammarion, les Fayard et tous les autres grands noms; nul n’est pur ni auréolé. Il aurait été plus singulier de rechercher qui n’a pas collaboré, mais le livre aurait été beaucoup trop petit, peut-être.