Poésie – Pierre Nepveu – Les verbes majeurs

Aujourd’hui, j’ai plongé dans les grandes eaux: «Les verbes majeurs» de Pierre Nepveu; je suis en extase extrême. Le recueil m’a coulé sous la langue pour m’inonder le palet de visions incessantes, déglutissant tels les rapides d’une rivière déchaînée. Je l’ai englouti comme on dévore des forêts-noires, ou comme on boit l’eau des fontaines pendant la canicule. Un livre d’environ 100 pages qui se lit comme une phrase. Une symphonie en quatre mouvements composée en verbe dièse majeur. À vos archets!

Un premier mouvement: «La femme qui dort dans le métro», allegro con moto, «La femme qui dort dans le métro / traîne au petit matin / les longs travaux de sa nuit.» C’est une femme que nous voudrions sortir de sa misère, mais elle nous échappe; elle est inatteignable, soit parce qu’elle n’existe pas, soit parce que nous n’existons pas pour elle.

Un poème tel un flot incessant d’images pour composer un film où les mouvements nous secouent dans tous les sens. Par exemple:

Horizontal: «l’armada des classeurs fonçait sur elle, / leurs dossiers frémissant de toutes leurs feuilles»;

Hélicoïdal: «Là tourne sans fin le carrousel de la joie, / des enfants s’envolent sur leurs balais / pour atterrir sur des pelouses tendres»;

Fluide: «La mousse du seau d’eau déborde, / une mare sur la moquette laisse une tache / qui a la forme d’un pays […]»;

Centrifugé: «tout son corps penche dans la courbe / qui devient un cercle et tourne, tourne / centrifugeuse de vie, essoreuse».

Et, d’une manière bien contemporaine, dans un mouvement «électronique»: «[…] dans la nuit se gonflait / le chant symphonique des téléchargements / la belle chorale des mémoires vives / […] rafales d’icônes.» Ne voit-on pas ici la transmission des données vers l’unité centrale de traitement? les mots circulent dans les veines des circuits électroniques, il s’écrivent sur les plateaux, dans la matrice secteurs-cylindres de l’unité de stockage. La main et le stylo cèdent la place au bras de lecture et écriture; et, tel un chef d’orchestre, la tête matérialise les ordres du créateur afin d’en sauvegarder le souvenir, de le graver dans la mémoire permanente: le livre.

Mais, tout au bout de ce fleuve cinématique, il y a l’impuissance du poète et l’attente inutile de la femme, l’inertie: «elle posera ses mains ouvertes sur ses cuisses / pour recevoir un don qui ne viendra pas.»

Deuxième mouvement: «Des pierres sur la table», andante, à la lenteur apparente des mouvements orbitaux: «Mais les cailloux […] / […] épellent sans bruit le mot toujours / qui est le mot le moins humain qui soit […]».

Un mouvement imperceptible cette fois nous enveloppe, puis envahit notre pensée. Un mouvement qui prend par surprise aussi: «en craignant de sortir sous un ciel plombé / lâcheur de glaces et d’oiseaux durs». Un os qui devient pierre, c’est la mort qui persiste comme la dureté du roc: «[…] l’idée de mourir / est sans pitié pour les justes / qui ont appris dans la journée / que les nouvelles du corps / étaient mauvaises.»

La pierre, c’est le mouvement invisible des choses qui piègent l’humain, elle incarne la douleur profonde de ce que représente l’éternité vide de l’homme, lui qui est témoin de l’immuabilité de la pierre: «Les pierres sur la table sont une grande douleur / muette comme une rivière arrêtée en janvier» et «je n’ai trouvé que le poing fermé du granit, / une sérénité pas même remuée par le temps, / les pierres dormaient sur la table, / […] / […] se tendre hors de mon souffle / pour épouser leur forme.»

Troisième mouvement: «Exercices de survie», lento assai, l’arrêt du temps, une profonde méditation sur la vie, face à l’inévitable rupture de chacun de nos liens. La caméra tourne lentement, comme une marche funèbre, mais sur une rivière à grands rapides. Il s’agit d’un mouvement venant de l’intérieur cette fois: «Angoisse géante: / on s’y croyait amplifié / de quelques vies et rendu / à l’éclat de nos os quand passa / l’incendie du deuil.»

Quatrième mouvement: «Chant pour un passage», allegretto. Ce sont des rafales de vents contraires: les scènes se bousculent allègrement sur une rivière rêveuse et paisible, un flot de vers plus longs, presque proses, et plus tranquilles: «les peines glaciaires et les passions nourricières, / les tendresses douces comme du lait […]», parce que «Nous marchons dans la beauté / nous marchons dans l’immense / et l’immense nous reçoit.»

Un magnifique recueil où nous devrons, dans les années qui viennent (dans les prochaines cinq milliards d’années), «[…] inventer / la guérison des instincts mauvais, / l’œil à 360 degrés, / l’orgasme du larynx, / l’intelligence démocratique […]», c’est que «Les verbes majeurs nous obsèdent […] / naître, grandir, aimer, / penser, croire, mourir.»

Pierre Nepveu, Éditions du Noroît, 2009.

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