Poésie – Guy Cloutier – Ces bois qui pleurent

Une petite pause dans mes occupations «narcissiques» m’a permis de lire ce nouveau recueil de Guy Cloutier: «Ces bois qui pleurent». Le livre, petit format, quasi-carré, est très agréable à feuilleter et à tenir dans ses mains. Comme si les pages nous parlaient à «bois» ouvert. Je ne saurais en expliquer la raison. La texture du papier, les photographies, le carton satiné de la couverture, peut-être (?). Peu importe, il est de ces livres qu’on aime parcourir des yeux et des doigts.

Ce petit recueil brosse un tableau en trois actes ou un récit en trois tableaux… un mouvement en trois temps superposés: présent, passé, futur. Pour un personnage à trois visages: narrateur, auteur, sujet…comme une image «trilogique»…

Dès les premiers mots, déjà: «et son regard glisse le long des arbres du jardin […]», nous nous voyons assis dans le fauteuil du témoin, du spectateurs, d’un sujet que le narrateur décrit dans les moindres profondeurs de pensée, son nom est «il»; en fait, il n’est jamais nommé, mais le narrateur emploie «il» avec une sonorité particulière, difficile à cerner, impossible à contourner.

C’est que le narrateur connaît si bien «il» que même un «Dieu-qui-sait-tout» serait tout ouïe pour tenter d’en apprendre davantage sur cette personne. De plus, dès le troisième paragraphe, nous nous buttons contre cet énoncé: «regarde se dit-il», énigmatique! Qui parle? Qui raconte? Qui est «se»? qui est «il»? Qui donc dirait: «il se dit: regarde»?

Pourquoi suis-je si attiré par le côté énigmatique de ce «il»?… Un extrait vaut mille explications: «[…] mais derrière lui brumeux mais net précisément sur le rayon où il rejoint les aphorismes de René Char que Michel Beaulieu lui avait offerts au retour de son unique voyage en France à une longe de l’exemplaire qu’il avait reçu ironiquement à l’angle de la Douzième Rue et de la Troisième Avenue où s’élevait encore la maison de sa naissance des mains de Marie-Claire Blais son "David Sterne"» N’y a-t-il pas suffisamment de précision dans les moindres détails pour se demander si le narrateur ne serait pas en train de nous parler d’un «il» très particulier, c’est-à-dire de «lui», dans le sens de lui-même, mais d’une certaine distance, d’où il s’épie comme on épie un étranger. N’est-ce pas intéressant de voir ce «il» glisser tout doucement vers un «je» camouflé? Un double «je» revivant sa vie, en faisant le bilan!

Le narrateur raconte, à «vau-temps», que ce «il» souffre, qu’il revoit son enfance (acte I) glisser vers la vieillesse (acte II) pour se retrouver «dans les cendres pauvres» (acte III). Ce «il» a un «désir fou de guérir ses blessures», mais surtout «il s’échine à écrire son poème il regarde Limoilou comme un rappel à l’ordre […]». N’est-ce pas là un narrateur qui se colle «sournoisement» à l’auteur pour nous surprendre et nous suspendre dans le temps et dans l’espace en réunissant narrateur, auteur et sujet sous un même trio afin de l’incarner totalement dans ce «il» unique, comme une image prisonnière de deux miroirs en réflexions infinies…, mais à sens unique: l’auteur écrit un poème où un narrateur peint son sujet «il» qui, lui, fournit le moteur des actions et des pensées dans lesquelles il est auteur qui s’échine à écrire ce poème (sa vie!), ainsi de suite, jusqu’à «mesmérisation».

Aussi, comment s’expliquer que soudainement tout dégringole du présent vers le passé? «il a voulu quitter le monde il l’a quitté cherchant l’issue qui mène hors du monde // une horloge arrêtée», et un peu plus loin «[…] il a soufflé dans ses mains s’est levé puis il est rentré dans ses pas // sous la cendre bien à l’abri». Le narrateur et le sujet marchent main dans la main, ils sont au même instant, au même endroit, à peine séparés par une petite distance d’observation. Cela me fascine, car on a l’impression de palper tangiblement l’instant, le moment présent dans toutes ses dimensions. Une dessiccation du fait d’être.

Nous y voyons un «il» qui défile sa vie de l’intérieur et un narrateur qui la reconstitue de l’extérieur. À partir du temps où «il appelait cela jouer à rien» jusqu’après le temps où «il appelait cela jouer à mourir». Une mort dans le présent, en rédigeant un poème, celui que nous sommes en train de lire. Un «il» bien vivant dans un temps à la fois présent, futur et passé. Un très habile «je» déguisé que seul le lecteur peut faire vivre, comme si ce «il» était la voix de sa conscience. Une conscience pour un jeu dans l’espace et dans le temps…

Il y a plus dans ce poème, il se dessine des lignes parallèles intéressantes et sinueuses entre la vie de «il» et celle de «la Lairet», une rivière (ancienne, enfouie, renouvelée et déterrée partiellement) dont la source origine des collines de Charlesbourg, et qui traversait, autrefois, les terres de Limoilou et, aussi, évidemment, celles de Charlesbourg. Toute la vie de «il» coule autour de cette rivière malmenée. Malmenée à tel point qu’on se demande comment il peut être possible d’en conserver la mémoire. Toute la vie du sujet trempe dans les souvenirs «embrumés» de son voisinage et de ce paysage qui ont plutôt changé qu’évolué comme il l’aurait souhaité, peut-être. La vie nous arrive toute proprette pour se terminer dans un environnement bourbeux duquel nous voulons nous échapper. Et les «bois pleurent» parce que «le corps blessé de l’enfant mué en pierre […] // une pierre de patience recueillie parmi les bois qui pleurent au bord de la Lairet». L’auteur, le «il» ne serait-il pas justement un «bois qui pleur[e]»?

En plus de ces énigmes qui nous tiennent alertes, pour ne pas dire captifs, dans la lecture (une première lecture je dois avouer, car il m’en faudra d’autres pour faire le tour de ce sujet «tordu»); il y a autre chose qui attire mon attention, une sorte de rapprochement entre lignes anti-parallèles, deux sécantes à intersection impossible pour être précis dans mon imprécision. Je veux parler de la forme. Celle de ce poème me rappelle l’autre dans «L’énigme du retour» de Dany Laferrière. Pourquoi? parce qu’elles sont identiquement différentes sans être diamétralement opposées. Celle-ci se présente en vers, mais en réalité c’est une prose découpée, saucissonnée; celle-là est en «prose» déguisée, sans ponctuations, sans majuscules, en fait, ce sont des vers «rassemblés», aboutés en paragraphes de différentes longueurs. Guy Cloutier a donné à son poème toute l’apparence d’un texte en prose agrémenté de belles photographies. Je ne serais d’ailleurs pas surpris d’y retrouver les collines, Charlesbourg et Limoilou si je connaissais bien cet endroit.

Personnellement, je crois que chaque écrit doit avoir sa forme «physique» particulière, son apparence propre, comme une rivière a ses rives et son parcours sinueux, auquel s’ajoutent sa couleur et sa position géographique pour l’identifier, la personnifier, singulièrement. Ici, l’écart entre les deux formes me confirme qu’au-delà de celles-ci, les «courants» de mots naissent d’une même source: l’esprit poétique; de plus, elles dépendent aussi du relief naturel, c’est-à-dire du terrain de jeu de l’artiste (l’auteur) ou de la catégorie à laquelle il veut se conformer. Tout dépend de l’intention…

Il est à souhaiter que la Lairet soit dégagée de la fange dans laquelle elle a été plongée et que la poésie en général puisse se retrouver plus abondante dans notre paysage livresque.

Ces bois qui pleurent – Guy Cloutier – Éditions du Noroît

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire