«La poésie immédiate» est un livre que je ne pensais pas commenter, mais les dernières pages m’ont trop ému pour m’en empêcher. Je m’emploierai donc à «critiquer la critique».
Tout d’abord, précisons qu’il s’agit d’une collection de textes de Pierre Nepveu parus dans le magazine Spirale entre 1985 et 2005 et rassemblés en un peu plus d’une trentaine de chapitres. Chacun de ces chapitres oppose et commente un ou plusieurs recueils d’un ou plusieurs poètes.
Je me suis laissé séduire par ce livre à cause de mon intérêt pour les commentaires. Je voulais mesurer l’écart entre mon approche, qui est plutôt descriptive et analytique, presque style «compte-rendu», et celle d’un critique professionnel.
Le but de mes commentaires, sauf pour celui-ci, a toujours été de «mémoriser» ce que m’inspire les œuvres que je lis. Je n’ai jamais eu l’intention de les «critiquer» dans leur droit d’être ou de ne pas être, dans leur état d’être ou de ne pas être en équilibre ou en état de «grâce» selon des supposés critères savants du métier. Au fait: commenter ou critiquer?
Dès les premières pages du livre, Pierre Nepveu nous explique que la poésie immédiate est «celle qu’on n’a pas encore lue, et que jamais personne n’a lue [sauf l’auteur]». Il s’agit donc de la première impression, celle qui dépend du talent de l’auteur à capter l’attention; celle qui dépend de l’intérêt du lecteur à rester attentif, son «degré» d’éveil au moment de la première lecture. Cette immédiateté dépend donc de deux sensibilités disjointes (celle de l’émetteur, celle du récepteur) qui doivent se lier, se connecter l’une à l’autre. S’accorder au diapason comme on dit en musique.
Ce premier regard sur un écrit doit combler une quête, celle que le lecteur ne sait pas qu’il a. C’est-à-dire: être surpris, ébloui, captivé, ému, informé, etc.
Mais, est-il possible d’être mieux disposé à la lecture (ou à l’écriture) une journée plutôt qu’une autre? D’attribuer un sens à une phrase un jour, et un autre sens à cette même phrase le lendemain? À la manière de ces dessins contrastés où les ombres présentent une image et la lumière en présente une autre totalement différente. Le positif et le négatif. L’endroit, l’envers. Le sujet, le complément. Écrire, c’est parfois jouer à pile ou face avec son lectorat. Néanmoins, la «poésie immédiate» peut-elle vraiment exister? N’a t’on pas besoin d’une seconde, voire même d’une troisième lecture?
De quoi dépend donc ce bonheur «herméneutique»? (Limitons-nous à la poésie, même si nous pouvions appliquer ces questions à toute autre forme d’art). Le poème doit-il plaire, distraire, instruire, explorer, déplaire, choquer…? Énumérons tous les verbes «sensibles»… Et le poète, doit-il être différent de tous les autres poètes, toutes générations confondues? Tout ça juste pour se conformer à l’idée que se fait la critique de la poésie «bien faite»!
Pleuvent les questions, pas d’ensoleillement sous aucun hypothétique parapluie de réponses! Un mélange de qualités démarcatives serait une piste de solution. Aussi bien dire qu’il faut mériter sa «marque déposée».
En ce sens, la critique critique en enfreignant le seuil critique d’une éthique quasi-inexistante, et je la critique en la qualifiant de critiquable à cause de ses débordements sans limite quand elle affirme sentencieusement et sans procès que telle œuvre ou telle autre n’est pas bonne. J’enfle le paradoxe de la limite dans cet univers infini où on critique pour critiquer comme d’autres font de l’art pour faire de l’art.
Personnellement, je favorise la liberté dans la création poétique; une écriture, comme tout autre, destinée à un lectorat, mais dans laquelle le poète peut définir ses propres règles. Son lectorat pourrait inclure les critiques ou pas, pourrait être imaginaire et métaphysique, le lectorat n’est que l’ensemble des «personnes» à qui l’on s’adresse au moment d’écrire. L’objectif de l’auteur se fond dans le message transmis par le biais de son œuvre à même le niveau du langage qu’il a choisi, et de bien d’autres choses.
Ainsi, j’ai horreur des il-faut, des il-ne-faut-pas quand ces il-faut et ces il-ne-faut-pas empêchent d’avancer, de se dépasser, d’explorer; quand ils assomment pour assommer. Il ne faut pas mal interpréter ce que je veux dire ici; il faut semer un grain de bon sens… Il ne faut pas des il-ne-faut-pas quand il faut des il-faut-cultiver.
Respectueusement (c’est mon intention), j’assènerai quelques coups méchants à cet auteur aux «Verbes Majeurs» que j’aime. C’est de sa faute, vous l’aurez compris, du moins je l’espère, à la fin de ce texte. En fait, c’est parce qu’il m’a ému qu’il se voit outrageusement victime de cette plume inconnue qui le barbouille en en faisant le bouc émissaire de la critique en général.
J’y vais de quelques citations suivies de commentaires. Dans «Quelques voyages dans le Réel», Pierre Nepveu affirme : «Il ne suffit pas de rappeler que le réel, la poésie a justement pour tâche de l’inventer.» J’avoue que cette phrase prise hors contexte paraît pire qu’elle ne l’est en réalité. Mais, qu’est-ce que la réalité? Comment peut-on affirmer que la poésie doit inventer le réel? Le fait d’exister ne rend-il pas tout réel, par conséquent tout irréel par la voie de l’imagination. Bref, que veut dire «inventer le réel»? Nous pourrions nous divertir «en inventant l’imaginaire», en s’imaginant inventer quelque chose qui nous plairait!…
Je suis plutôt d’avis que nous n’inventons rien. Tout se réinvente continuellement. Soyons réalistes, nous dirons que tout s’innove, perpétuellement. La poésie n’a aucune autre tâche que d’être elle-même. Si chez un poète elle se limite à ne rappeler «que le réel», c’est un choix. Certains autres s’amusent à inventer des anagrammes, la critique se voit dans l’obligation de calculer le nombre de possibilité pour un mot de ‘x’ lettres en calculant savamment x! (la factorielle). Mais dans la réalité, pour une langue donnée, il n’y a pas x! mots possibles. Et pour toutes les occurrences trouvées, aucune n’est «inventée», loin de là! Il me suffit de le rappeler à la réalité des choses: c’est un jeu poétique.
Un peu plus loin, dans «Voyages dans le non-sens», l’auteur y va d’un uppercut à l’endroit de Michel Lemaire : «Lemaire abuse parfois de l’énumération, il lui arrive […] dans certains poèmes de frôler les lieux communs du dragage et de la femme-objet […]» Est-il possible que l’on puisse abuser d’énumérations de la même façon que d’autres abusent de la boisson ou des sucreries? Il y a, en toute chose, un équilibre qui dépend essentiellement de la perception de l’observateur et de l’«esthétique» du créateur. Si l’auteur avait dans l’idée d’énumérer sans fin, n’avait-il pas ses raisons? Où commence et où finit l’abus? Même chose pour «frôler les lieux communs»: qu’elle est la distance qui sépare l’objet du frôlement? Et surtout! Quelle loi empêche le poète de les utiliser? Quitte à demeurer lui-même son seul et unique lecteur… Tout n’est pas bon, mais posons la barre du respect.
Combien d’auteurs à travers les siècles ont vu leur œuvre critiquée de cette façon? Pour les voir plongés dans la misère. Aujourd’hui nombre d’entre eux sont plus riches que bien des vivants!
Je crois qu’il faut, pour se permettre de critiquer l’architecture d’une œuvre, être capable de faire la part des choses entre ce qui nous touche personnellement et ce que l’auteur veut exprimer. Bien sûr, nous ne parlons pas de l’œuvre de Joseph-Anatase Bouleau de la forêt de Sainte-Arthémise-des-Merisiers qui a composé un petit recueil pour sa douce moitié. Il a droit au respect de ne pas être critiqué. Quoi que je suis certain que si cela existe, j’en serais (peut-être) ému, et que je serais tenté de le commenter. La poésie édifie le «vrai». Vive les maisons croches, vive les architectures anciennes et nouvelles, vive l’habitat du cœur humain!
La vraie critique pour un auteur est celle de ne pas être compris par le lectorat qu’il a visé.
Sautons directement au commentaire que je crois le plus acerbe du livre. Dans «Le nihiliste et le dandy», Pierre Nepveu y va d’un coup de massue sur la tête de Jean-Paul Daoust : «[…] Daoust produit une quantité vraiment industrielle de mauvais vers» et, juste après la citation d’un exemple de «mauvais vers», il lance que «On veut bien que tout soit ici ‘épique, baroque et décadent’, mais il y a un point où la métaphore trop filée devient risible». Encore une fois, je me demande où sont les limites qui font passer du côté «bon» au côté «mauvais» une œuvre quelconque.
Côté création, c’est une histoire de goûts indiscutables, d’équilibre aussi, j’en conviens; une question de maturité, également (qui reste à définir); une bonne dose d’acharnement, de travail assidu, de courage. La création, c’est comme sauter au-devant d’un train, alors qu’il file à pleine vitesse vers Dieu seul sait où, pour l’aiguiller vers ailleurs. C’est apporter sa force créatrice pour refondre les rails afin de leur imprimer une nouvelle direction. Une voie qui nous conduirait vers le pays de la Nouvelle-Poésie. Mais, nous recréons incessamment les mêmes choses, car les rails sont volatils. Toutes les explorations sont permises, car il n’y a pas de limites. Le pays de la Nouvelle-Poésie est le pays où le poète revient sans cesse: «chez lui».
Côté rédaction par contre, c’est mathématique : c’est écrit selon les règles de la grammaire et du langage ou ce ne l’est pas. Si c’est intentionnellement «dégrammaticalisé», c’est correct; dans le cas contraire, c’est un manque certain, possiblement une œuvre qui ne mériterait pas d’être commentée, mais qui sait ce que nous pourrions y trouver au décodage?
Quelle est la véritable mission de la critique? Quel rôle devrait-elle jouer? De quelle façon devrait-elle s’exprimer? Poser ces questions n’amènera jamais une réponse unique ni l’unanimité: chacun y va de son bagage. Le critique est-il conscient de la responsabilité qu’il a vis-à-vis les mots qu’il emploie et vis-à-vis les conséquences d’une mauvaise critique, spécialement quand il a le pouvoir d’influencer les pensées?
Pour en finir avec cette prise de conscience et pour tenter d’y voir clair dans notre esprit critique, allons aux dernières pages du livre où l’auteur parle de Marie Uguay dans «Écrire et aimer dans le désastre». Il y relate les grandes lignes de la vie de la jeune femme poète. Une trop courte vie… et commente son œuvre.
Mais surtout, il raconte comment il a été profondément marqué par des reproches qu’elle et son ami Stéphan Kovacs lui auraient formulés pour ce petit bout de commentaire paru dans une anthologie de la poésie québécoise qu’il avait préparée conjointement avec Laurent Mailhot en 1981; j’ai d’ailleurs, dans ma bibliothèque, l’édition de 2007 où, par contre, on ne peut plus lire que Marie Uguay serait «peu encline aux innovations formelles». Cette phrase aurait été écrite dans le sens que le poète «[se démarque] des expérimentations formalistes», mais Marie Uguay l’aurait prise dans le sens qu’elle «pouvait aussi laisser croire à une certaine naïveté». Ce qui l’aurait insultée ou blessée.
Aujourd’hui, nous savons tout le tragique de la vie sans «points de suspension», sans ellipses, de cette jeune artiste. Une vie où le point final était à une distance mesurable, voire même connue avec une précision étouffante; à proximité, à la portée du bout des doigts. Malgré cela, Marie Uguay ne s’est pas laissé étouffer, elle a respiré l’air de sa poésie jusqu’au dernier atome d’oxygène. Courage exemplaire. Esprit poétique. Esprit de l’infini… (sans limite…)
C’est ce qui a certainement ajouté à la blessure ressentie par le critique en Pierre Nepveu qui n’a pas eu la chance de se reprendre ou de s’expliquer. La critique souvent blesse là où on ne s’y attend pas du tout.
Ces dernières pages du livre présente ce qu’est vraiment «La poésie immédiate» pour moi: un chant qui vient du cœur de l’humain, du plus profond de ses racines; une force surnaturelle à l’état brut que chacun tente d’apprivoiser du mieux qu’il peut afin de «mieux vivre», pour reprendre les mots de Saint-John Perse. Peu importe le niveau d’intelligence esthétique, le niveau du langage, les mots, la forme, la maturité, les maladresses ou la naïveté, c’est l’intention qui compte.
« La poésie immédiate » – Pierre Nepveu – Éditions Nota bene – 2008.